mercredi 21 août 2019

NAGER VERS LA NORVÈGE DE JÉRÔME LEROY. Ce mélancolique bonheur d’être au monde, vivant.

Sans doute sera-t-il et de loin plus facile aux quelques vieillards réfractaires nés vers le milieu du siècle dernier qu’aux jeunes d’aujourd’hui, enfants d’un monde voué de plus en plus aux simulacres, de comprendre et d’apprécier ce qui fait le charme et l’intérêt de ce livre : l’expression toujours émue d’une sensibilité informée en profondeur par sa conscience aiguisée du temps et par les divers paysages qu’une vie de lectures, de voyages, d’amitiés et d’amours plus ou moins partagés, sera venue composer en elle.

Il n’est en effet rien de moins sûr par exemple que la nostalgie qui s’exprime dans le livre de Jérôme Leroy à l’égard des petites départementales ou de cette France qui en partie se meurt de Vierzon à Argenton-sur-Creuse ou pourquoi pas vers Bourbon l’Archambaut, alimente les réveries de nos adolescents d’aujourd’hui qui, s’ils y vivent, n’aspirent qu’à s’en échapper. Et on n’affirmera certes pas qu’ils se trouveront plus nombreux à regretter comme le fait l’auteur la disparition du tirage photographique papier ou se trouveront soudain pris du désir de se procurer un nouveau tirage tout frais intact et souple d’un ouvrage que par miracle ils auraient déjà en plusieurs éditions dans leur bibliothèque !!!


Heureusement, l’ouvrage de Jérôme Leroy n’est pas qu’un livre de nostalgie fait uniquement du regret d’une époque et d’une jeunesse irrémédiablement disparues. C’est un livre qui parvient à exprimer dans la claire évidence d’une poésie dépourvue de toute volonté d’intimidation quelque chose de la tristesse fondamentale de notre condition : celle d’un être à la fois jouisseur et pensant qui ne peut entièrement se livrer à la pure joie et au bonheur d’exister sans se dire que le monde dans lequel il se trouve plongé pourrait être meilleur, ou sur le chemin du moins, d’un relatif progrès. Aux espérances politiques déçues de l’auteur s’ajoute en effet la conscience que notre humanité, malgré le retour finalement bien anecdotique des coquelicots dans les champs, court aujourd’hui vers sa fin, que dans quelques années les beaux jardins où, boire l’été une Coulée de Serrant sous le regard alangui d’une jolie serveuse de 18 ans, se seront transformés, suite à l’on ne sait quelle déroute nucléaire, en hôpital de campagne ou qu’il ne nous restera plus qu’à célébrer l’apocalypse climatique en buvant notre dernier verre sur les bords de la Baltique sans se priver au passage d’apprécier les  filles  qui s’y baigneront à Noël, nues, et nageront vers la Norvège.

C’est dans cette ouverture large de temps, pris entre la nostalgie d’un monde disparu et la perspective déprimante des catastrophes à venir, que les poèmes de Jérôme Leroy trouvent malgré tout à célébrer quelque chose du mélancolique bonheur d’être au monde et vivant. L’exprimant dans une tonalité de saudade, cette forme particulière de caressante et agréable griffure que nous devons au fait d’être les passagers éblouis mais toujours arrachés, d’instants que nous ne pouvons retenir.

« Comprendre les liens secrets entre la mort et le poème», fait dire Leroy au personnage de Berthet, ce héros singulier, barbouze surentraînée mais grand amateur de bonne poésie, dans L’Ange gardien, l’un de ses principaux romans noirs. C’est peut-être que comme expression singulière de notre puissance de vie, la poésie pour Leroy cherche essentiellement à habiter ou ressusciter l’instant pour l’ouvrir comme elle peut à une sorte d’éternité. Ce que suggère, après l’exergue emprunté à C’est aujourd’hui toujours, d’Alain Jouffroy, la façon dont, dans le corps même du premier poème, se voit dater du « dix-huit mai deux mille dix-sept vers une heure de l’après-midi », l’odeur de jasmin qui accompagne dans le souvenir du poète, sa sortie, par le Boulevard Bara, de la gare de Palaiseau !

Ainsi se manifesterait une nouvelle fois la capacité conjuratoire d’une certaine poésie qu’on aurait tort de mépriser au profit de ces autres formes plus ouvertement et littéralement philosophiques et surtout de confondre avec ces trop jolies phrases nourries d’abstractions creuses qui prolifèrent chez nos petites précieuses ou précieux d’aujourd’hui. Il est bon que des esprits sensibles à tous les charmes et plaisirs que peut offrir la vie soient en même temps capables de nous faire simplement sentir, après le Mallarmé d’Apparition 1, ce que le philosophe Schelling nommait « la tristesse inhérente et l’inadmissible mélancolie de toute vie finie » 

Note :
1.       Voir : « Ce parfum de tristesse/ Que même sans regret et sans déboire laisse/ La cueillaison d’un rêve au coeur qui l’a cueilli. »

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