jeudi 13 janvier 2022

INÉPUISABLE ! SUR LE DERNIER LIVRE DE PIERRE VINCLAIR, L’ÉDUCATION GÉOGRAPHIQUE AUX ÉDITIONS FLAMMARION.

Inépuisable Pierre Vinclair. Voici que paraît en ce début janvier, chez l’éditeur Flammarion, un nouveau titre de lui, L’Éducation géographique se présentant comme le premier volume, en près de quatre cents pages, d’un ensemble qui en comptera, nous est-il annoncé, trois autres. Rares sont les poètes d’une telle fécondité. Qui, à l’époque de la multiplication des furtives plaquettes dans lesquelles cherche à se concentrer l’ardent foyer de la plupart des énergies poétiques, risque à certains de paraître suspecte. L’exemple toutefois dans le passé d’un Hugo ou aujourd’hui d’un Darras, nous empêchant, quant à nous, de lui en faire a priori procès. D’autant que l’ambition, le projet comme la mise en oeuvre des publications de Vinclair, présentent toujours quelque chose d’intéressant. Intéressant étant d’ailleurs l’une des notions majeures autour desquelles tourne sa réflexion poétique.

Ainsi « dire ce qui compte à ceux qui comptent » sans vouloir faire Littérature, c’est-à-dire, sans vouloir coûte que coûte imprimer sa marque dans l’histoire d’un genre ou prétendre bouleverser d’un grand geste d’écriture l’être, pourquoi pas, de l’homme au cœur même de la Nature et du Monde, se contenter d’adresser ses compositions de parole à des lecteurs dotés pour soi de valeur, en faire donc communication – c’est moi qui souligne – a tout pour éveiller bien sûr mon intérêt. Sans préjuger naturellement de la nature de ce « dire », du contenu précis de ce qui compte, ni de la personnalité de ses destinataires. Qui peuvent tout aussi bien aller du moi singulier de l’auteur, qui se trouve être son premier lecteur, son premier « découvreur » en somme, à l’humanité tout entière.

 

J’imagine ainsi être doublement de « ceux qui comptent » : Pierre Vinclair ayant accepté de voir publier ses textes autrement que par la Poste et m’ayant de surcroît accordé le privilège de me faire envoyer son livre bien avant sa sortie. Ce qui m’a heureusement permis, un tel livre réclamant au lecteur qu’il lui donne beaucoup de son temps, de faire un peu plus que le feuilleter avant d’en rendre aujourd’hui compte. Disons pour commencer que je ne crois naturellement pas trop à ces déclarations selon quoi le livre serait écrit par l’auteur pour ses filles afin de leur conserver le souvenir des temps – entre 2015 et 2020 - où elles accompagnaient leur père au cours de ses nombreux voyages. Et, l’ouvrage étant constitué d’une vingtaine de sections empruntant à des formes diverses issues tant de la tradition française que des innovations introduites par la poésie nord-américaine de ce dernier XXème siècle, de parfaire du même coup leur éducation poétique. Dans la section intitulée Olds à Penang, Pierre Vinclair mais c’est vrai qu’il est sensé à ce moment être un peu épuisé par le manque de sommeil induit par les bruits assourdissants qui traversent les murs de sa chambre, ne se dit-il pas : « mon enfance ne m’intéresse pas et […] de même mes filles […] n’en auront sans doute rien à foutre de leurs vacances en Malaisie quand elles avaient deux ans cinq ans, qu’il faudra s’y résoudre et que c’est bien comme ça, qu’elles ne sauraient être plus longtemps les alibis de mon bavardage sans objet »

Effectivement, on ne verra pas tout d’abord un père, à la lecture de ce livre. Essentiellement quelqu’un qui cherche avant tout à doubler son existence par la parole ; doubler n’étant peut-être pas exactement le mot car il ne s’agit en rien ici de la mimer mais bien d’en employer la matière pour faire naître des formes. Des formes agissantes. Publiques. Comme on dit des jardins, des bibliothèques, et moins généreusement aussi, de certaines filles. Qu’on veut dire communes et offertes à tous.

La Poésie, avec un grand P, serait-elle alors pour Vinclair l’une de ces filles ? Pourquoi pas. Il n’est généralement pas tendre lorsqu’il parle de ce genre trop souvent à ses yeux, sacralisé. Surtout par les moins capables. On l’a vu dans la citation donnée ci-dessus. Qu’on pourrait renforcer par un certain nombre d’autres. Celle-ci notamment dans un contexte de visite haute en couleurs si je peux me permettre, de la Chapelle Sixtine : « poésie /dégénérée /mais qui me tient debout », où l’adjectif « dégénérée » est à mettre bien entendu en relation avec la notion littéraire de genre bien plus qu’avec l’insulte qu’il se trouve être encore parfois.

« Dégénérée », la poésie – avec un p minuscule cette fois – de Pierre Vinclair est dans son livre une poésie parfaitement bâtarde, baroque, décadente si l’on veut, qui fait effectivement flèches de tous bois, traverse librement toutes les formes, les tons, les registres, se fait volontiers prose, me rappelant au passage l’utile justification du jeune poète français Laforgue dont on a par trop oublié que ses audaces firent l’admiration de T.S. Eliot, sur lequel d’ailleurs Vinclair s’est penché avec attention : « Tous les claviers sont légitimes !».

Ainsi l’important réside-t-il peut-être dans ce qu’un tel jeu, un tel travail permet. Car travail assurément il y a. Qu’on trouvera souligné, exposé dans le livre : Vinclair se montrant régulièrement notant sur ses carnets, prolongeant à l’ordinateur ses recherches, s’interrogeant à l’occasion sur ce que cette activité occupe chez lui de temps, un temps qu’il pourrait au passage consacrer à ses filles. D’autant qu’on peut légitimement douter de l’importance pour le monde d’une activité qui touche si peu, souvent si mal, d’amateurs vrais…

 

« Mais qui me tient debout », pourrait être la réponse ici à cette grande question de la raison d’écrire. On écrit d’abord, suis-je bien persuadé, pour soi-même. Non par complaisance, suffisance ou narcissisme mais par une sorte d’exigence – je ne dis pas comme certains nécessité - qui vous mène à vous dépasser vous-même. Écrire pour soi c’est en fait écrire pour l’autre en soi qu’on veut faire advenir. En y important précisément de l’autre. D’où peut-être – voyez comme je reste prudent – ce terme d’éducation qu’emploie Vinclair dans son titre. Éducation de soi par soi à partir du monde, d’où l’adjectif « géographique ».  Les formes employées, reprises et parfois travesties n’étant in fine qu’une géographie seconde. Une géographie des possibilités présentes un peu partout de la parole.

 

Cette parole, Vinclair dans son livre lui donne ainsi son cours propre, fluvial, accordé aux accidents multiples, physiques et mentaux, du territoire, pour dire à sa façon le monde. Non pas bien sûr tel quand lui-même etc., mais tel qu’il apparaît à travers aussi bien les circonstances qui l’ont amené à s’en faire une singulière expérience, qu’à travers l’étendue des savoirs de toutes sortes qu’en philosophe devenu curieux de tout il ne cesse d’interroger, sans oublier les textes qu’il emporte avec lui, Horace à Rome, Du Fu en Australie, Joyce à Dublin, pour ne citer que quelques exemples. Difficile donc de ne pas voir dans ce livre une dimension fortement autobiographique. Dont le risque serait de nous montrer surtout un auteur obsédé par lui-même. Il n’en est heureusement rien et je lui appliquerai volontiers ce jugement de Georges Didi-Huberman dans Aperçues (éditions de Minuit), à propos du Benjamin d’Enfance berlinoise : « voilà quelqu'un qui raconte ses souvenirs d'enfance sans être jamais le centre, le héros, le Narcisse ou le maître de sa mémoire, moyennant quoi il nous raconte le monde entier et non pas lui tout seul. »

 

Et c’est cela alors qui frappe dans la pratique d’un tel livre, dans l’échange qu’on entreprend, lecteur, d’avoir à son tour avec lui : une façon qu’on éprouve dans certaines pages, avec certains passages, de s’établir en conversation. Interpelé par le fait que nous fûmes aussi un jour à hanter mêmes lieux. Et avoir ressenti, nous aussi, dans notre propre fréquentation du monde ce besoin d’avoir « à sauver quelque chose », « pas des idées, des sensations, des ratiocinations », quelque chose de plus profond et de plus général, qui seul advient sans doute par la parole, appelant ce cortège travaillé de mots, par quoi se trouve prolongé l’infini et sans doute inutile commerce que nous entretenons tant avec ceux qui nous précèdent qu’avec ceux qui nous suivront. Ceux aussi bien sûr et avant tout, avec qui nous partageons aujourd’hui l’extravagant privilège de nous sentir vivants.

 

NOTE :

L’intéressant livre de Pierre Vinclair aurait pu donner ici matière à bien d’autres développements. Et surtout plus précis. Tant il se prête à de multiples commentaires. J’aurais ainsi pu, à l’envie et plus pittoresquement, multiplier les notes illustrant ci, la grande variété, liberté, des registres, là, le caractère plaisamment irrévérencieux – mais pas que – des propos suscités par bien des choses de l’esprit, voire insister sur la mordante critique de notre être touristique que Pierre Vinclair nous propose aussi. J’aurais encore pu me proposer, littérairement cette fois, surtout après avoir pris plaisir à rendre compte ici du dernier livre de Jacques Darras, Épique, d’examiner si cette Éducation géographique ne pouvait finalement pas, malgré tout ce qu’en écrit par ailleurs son auteur, relever, une fois réactualisée sa définition, de l’épopée. Réfléchir encore à cette paradoxale – en apparence – qualité de l’œuvre qu’avait déjà bien reconnue Daniel Arasse à propos de Fra Angelico, qu’elle semble n’exister au fond pour personne. « l’artiste, s’interrogeant Vinclair, défiant son spectateur, en lui offrant à contempler un impossible à circonscrire, l’excès même ». Etc., etc. Ce sera pour une autre fois. Rien qu’en pensée peut-être. Décidément ce livre est à l’image de son auteur : inépuisable. L’excès même.


 

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