Chacun à notre place nous sommes les acteurs de la vie littéraire de notre époque. En faisant lire, découvrir, des œuvres ignorées des circuits médiatiques, ne représentant qu’une part ridicule des échanges économiques, nous manifestons notre volonté de ne pas nous voir dicter nos goûts, nos pensées, nos vies, par les puissances matérielles qui tendent à régir le plus grand nombre. Et nous contribuons à maintenir vivante une littérature qui autrement manquera à tous demain.
lundi 1 janvier 2018
lundi 11 décembre 2017
LA GUERRE REND-ELLE FOU ? LES SOLDATS DE LA HONTE DE JEAN-YVES LE NAOURS.
C'est un des multiples avantages
des rencontres que nous organisons que de relancer à chaque fois notre
curiosité. Pour les livres. Certes. Mais aussi au gré des conversations, des échanges,
pour des lieux. Des époques. Des personnes. Des évènements. Des problèmes...
Une de nos rencontres avec Gisèle
Bienne, autour de la Ferme de Navarin,
a ainsi été l'occasion de nous souvenir avec elle de bien des lectures que nous
avons faites autour de la première guerre mondiale - nous en ferons peut-être
un jour la liste - mais aussi de nous décider à nous intéresser de plus près à
cette question des "mutilés mentaux" qu'un ancien article relatif au Cimetière des fous de Cadillac (Gironde)
nous avait fait, en son temps, découvrir.
samedi 9 décembre 2017
RECOMMANDATION. KASPAR DE PIERRE DE LAURE GAUTHIER À LA LETTRE VOLÉE.
Comment le dire : insignifiants
de plus en plus m’apparaissent ces petits
poèmes qu’on peut lire aujourd’hui publiés un peu partout, sans le secours
du livre. Non du livre imprimé, de l’objet
d’encre et de papier qu’on désigne le plus souvent par ce terme. Mais de cet
opérateur de pensée, de ce dispositif supérieur de signification et
d’intelligence sensible qui organise les perspectives, relie en profondeur et
me paraît seul propre à mériter le nom d’œuvre.
Non, bien entendu, que tel petit
poème ne puisse charmer par tel ou tel bonheur d’expression, la justesse par
laquelle il s’empare d’un moment ou d’un fragment de réalité et parvient ainsi
à s’imprimer dans la mémoire. Et nous disposons tous – et moi pas moins qu’un
autre - de ce trésor de morceaux qu’à l’occasion nous nous récitons à
nous-mêmes et dans lequel, même si c’est devenu un cliché de le dire, certains,
dans les conditions les plus dramatiques puisent pour donner sens à leur souffrance
et trouver le courage ou la volonté d’y survivre.
Mais la littérature me semble
aujourd’hui avoir bien changé. Nous ne sommes plus au temps des recueils.
Difficile de plus en plus d’isoler radicalement la page de l’ensemble dans lequel elle a place. C’est en terme de
livre qu’aujourd’hui paraissent les œuvres les plus intéressantes. Pas sous
forme de morceaux choisis. Ce qui rend aussi du coup la critique plus
difficile. Aux regards habitués, comme le veut notre époque, aux feuilletages.
Au papillonnage. Aux gros titres. À la pénétration illusoire et rapide.
Le livre de Laure Gauthier, kaspar de pierre, paru à La Lettre volée, est précisément de ceux
dont le dispositif et la cohérence d’ensemble importent plus que le détail
particulier. Ou pour le dire autrement est un livre dans lequel le détail
particulier ne prend totalement sens qu’à la lumière de l’ensemble. Non
d’ailleurs que tout à la fin nous y paraisse d’une clarté parfaite. S’attachant
à y évoquer non la figure mais l’expérience intérieure de ce Kaspar Hauser que
nous ne connaissons le plus souvent qu’à travers l’image de « calme orphelin » rejeté par la vie,
qu’en a donnée Verlaine, Laure Gauthier, à la différence de ceux qui se sont
ingéniés à résoudre le bloc d’énigmes que fut l’existence et la destinée de cet
étrange personnage, ramènerait plutôt ce dernier à sa radicale opacité, son
essentielle différence qui n’est peut-être d’ailleurs à bien y penser que
celle, moins visible et moins exacerbée par les circonstances certes, de chacun
d’entre nous.
samedi 2 décembre 2017
REPLACER LA PAROLE AU CŒUR. À PROPOS DE L’APPEL POUR LA CRÉATION D’UNE MAISON DE L’ÉDUCATION ARTISTIQUE ET CULTURELLE.
CLIQUER POUR LIRE LE CONTENU DE LA TRIBUNE |
Il vient de paraître dans le Journal Libération du 27 novembre 2017,
une Tribune signée par un collectif de personnalités civiles et politiques,
appelant à inventer « un lieu où se
croiseraient écrivains, artistes, enseignants, élèves et étudiants : une
maison pour réfléchir ensemble et pour transmettre la culture à tous ».
Si j’aurais personnellement préféré à la place du verbe
« transmettre » un terme plus ouvert permettant de comprendre que la
culture ne procède pas d’un capital figé qu’il s’agit d’abord de recevoir, mais
d’un effort permanent d’éveil et de co-naissance qui permet à chacun de trouver
en tout, matière à s’inventer soi-même et à comprendre davantage et les autres
et le monde, je ne peux, avec les Découvreurs, que regarder cette initiative avec
la plus grande sympathie.
Et c’est pour contribuer à cette réflexion que je crois aujourd’hui bon
de reprendre en partie le texte d’un billet publié en janvier 2014 pour protester
contre la façon dont, dans les programmes dits d’éducation artistique, sont
trop souvent oubliés, poètes et écrivains, au profit des artistes du corps et
de l’image.
Réduite à la simple vision,
l'image ne se partage pas. C'est pourquoi nous nous inquiétons de voir tant de
plans généreux, tendant de plus en plus à faire intervenir, en direction des
territoires, des artistes de tous ordres, continuer à faire l'impasse sur ces
formes essentielles d'art que sont la poésie et la littérature.
Les responsables
culturels ignorent très largement les artistes de l'écrit
Nous étant récemment intéressé à
la question des relations entre artistes et territoires nous avons pu réaliser
à quel point l'artiste était aujourd'hui sinon "instrumentalisé"
du moins fortement incité, par les diverses politiques actives dans ce champ, à
tenter de résoudre, par des moyens d'ailleurs de moins en moins propres à son
art, une partie des grandes questions se posant à nos sociétés : la question
par exemple de l'abandon ou du délaissement de certains territoires, celle de
l'absence, à une échelle plus large, de maillage entre les différentes parties
qui les constituent, pour finir par la grande et difficile affaire qui parfois
en découle, de la violence urbaine. Nous reviendrons peut-être un jour sur le
détail de ces questions.
Imaginer demander à l'artiste de
participer à ce que Jean-Christophe Bailly dans la Phrase urbaine,
définit comme "un travail de reprise" n'est pas en soi une
aberration. L'artiste par sa sensibilité, son intelligence ouverte capable de
coupler dans des démarches souvent plus intuitives que rationnellement
organisées, l'esprit d'invention qui découvre et la capacité de création qui
impose, peut aider à faire surgir des réels nouveaux. A redonner du sens.
Participer à de nouveaux modes de réconciliation entre les êtres. Entre les
choses. Entre les unes et les autres, aussi.
Nous ne pouvons toutefois nous
empêcher de remarquer que les appels d'offre proposés ainsi aux artistes, soit
dans le cadre des politiques d'éducation artistique et culturelle, soit dans
celui des politiques d'animation et de reconstruction des territoires qui
souvent d'ailleurs se recoupent, ignorent assez largement les artistes de
l'écrit. Au profit des artistes du spectacle. De ceux dont l'art n'est pas au
premier chef fondé sur la parole. Agit d'abord en affectant les corps. Et les
organes. Par le visible.
mercredi 22 novembre 2017
RECOMMANDATION DÉCOUVREURS. AU BORD DE SEREINE BERLOTTIER AUX ÉDITIONS LANSKINE.
« comment
/ inventer le passage/ la pensée au bord de ce lit/ près de celle qui veut
bien/ qu’on parle de tout/ sauf bien sûr/ et de ceci/ secrètement/ pas
même ? »
Au bord. Toujours
nous nous voyons renvoyés vers des bords. Des bords de vivre à ceux de la
pensée. Des bords de la pensée à ceux de la parole. De partout débordés aussi.
Par les choses. Les sentiments. Les idées. Par cette façon que nous avons de
pencher avec sur nous les ombres des autres. Les ombres aussi de l’espace. Et
du temps. Mais il nous faut l’épreuve de certaines expériences, celles souvent
de la perte et de la douleur, pour pleinement prendre conscience des limites de notre
condition qui fait que jamais nous ne pouvons totalement rejoindre. Jamais pleinement
nous fondre. Autrement que dans l’illusion. Même si nous avons inventé l’art et
la parole pour tromper nos insatisfactions.
C’est à cette dimension radicale de l’être que renvoie,
me semble-t-il, le dernier livre de Sereine Berlottier, justement intitulé Au bord. Se présentant comme une sorte
de récit en vers, lacunaire, elliptique souvent, mais suffisamment ancré dans
le détail des circonstances pour que les choses nous deviennent au fil des
pages, de plus en plus compréhensibles, le livre de Sereine Berlottier ne
cherche pas à broder sur les sentiments bien connus qui accompagnent la progressive
disparition d’un proche. Sans en passer par le fil trompeur des enchaînements
factuels et des analyses convenues, son livre s'efforce, dans un tâtonnement de
paroles, faisant parfois retour sur sa propre impuissance, de découvrir un
passage qui relierait son auteur non pas seulement à la personne de sa mère, d’abord
mourante puis morte, mais à quelque
chose de plus vaste, de moins facilement intelligible aussi, qui serait
l’espace où les cœurs ne se verraient plus partagés. Où chaque parole encore,
qu’elle porte sur le passé tout autant que sur le présent, serait enfin
pleinement accueillie, à demeure !
L’art étant forme et abstraction, cette aspiration
qui la porte, passe dans la matière du livre par un choix de vers libres porteurs de notations factuelles brèves, jamais
développées, parfois même amputées de leur complément et associées selon le
principe d’un montage à la fois sec et émouvant dans la mesure où l’on
comprend, ressent, assez vite que par-là s’exprime dans le même temps,
l’incisive attention de l’œil et de l’esprit et la confusion non moins certaine
du cœur et de la pensée qui se troublent.
Louis Soutter, Ame partie. |
SUR CE LIVRE VOIR EGALEMENT :
Angèle Paoli sur terresdefemmes
Antoine Emaz sur POEZIBAO
Gérard Cartier dans Secousse
Un vidéo-poème de S. Berlottier et Jean-Yves Bernhard sur remue.net
dimanche 19 novembre 2017
POUVOIRS DE LA FICTION. À PROPOS DE LA MAISON ÉTERNELLE DE YURI SLEZKINE.
Il est des rêves collectifs dont
nous avons malheureusement appris à trop bien nous réveiller. Ainsi de celui que
nourrit au siècle dernier sur le territoire de l’ancienne Russie toute une
génération d’intraitables révolutionnaires qui tenta d’y installer pour
l’éternité une société sans classe et sans exploitation par la mise en place
d’un régime qui ne se maintint finalement pas plus que le temps d’une courte
vie humaine.
Sûrement que ce dernier dont on
sait les souffrances et les atrocités dont il fut responsable ne doit pas être
regretté. Mais confronté aujourd’hui à l’affirmation tellement écoeurante des
inégalités que les sociétés dîtes libérales ont laissé s’établir quand elles ne
les promeuvent pas, entre les fameux premiers
de cordée qui ne tirent à eux que les bénéfices du travail des êtres qu’ils
exploitent et la masse immense de ceux qui, de multiples façons, voient leur
vie ou une partie de leur vie, sacrifiée à ce système, pour ne rien dire au
passage de ce qu’il en coûte pour la survie de la planète, oui, confronté à
cela, on comprendrait qu’on en vienne à regretter ces visions d’avenir radieux
et que sous l’apparente résignation des comportements et malgré les efforts
d’endormissement des pouvoirs de tous ordres, germent à nouveau, dans nos coins
de cerveau toujours disponibles, des projets de « révolution »,
mûrissent dans nos cœurs des désirs de révolte, s’expriment un peu partout des
impatiences et des colères qui pourraient tout emporter demain.
C’est donc avec des préventions
moindres à l’égard de la tentation révolutionnaire et de ses effrayantes radicalités
que je me suis lancé ces derniers jours dans la lecture du monumental ouvrage
composé par l’historien américain Yuri Slezkine qui sous couvert de nous
raconter un peu à la manière de la Vie
mode d’emploi de Perec, l’histoire des premiers habitants de la fameuse Maison du Gouvernement construite à la
fin des années 20, face au Kremlin, pour
abriter quelques centaines de privilégiés du régime, tente d’analyser les
ressorts fondamentaux de la psyché bolchevique.
« Toute ressemblance
avec des personnages de fiction, vivants ou morts, serait pure coïncidence »
vendredi 17 novembre 2017
SUR NOTRE INCAPACITÉ À NOUS SOULEVER CONTRE CE QUI EST DÉTESTABLE.
Pour des raisons que chacun comprendra et qui débordent largement le parallèle
que je faisais entre les mutineries de 1917 et « le délire officiel »
de Noël, au moment où d’aucuns se sentent malgré eux, enrôlés dans la défense
d’un modèle social dont on voit de plus en plus clairement qu’il ne profite
qu’à une minorité d’individus qui se sont, semble-t-il, donnés comme objectif d’exploiter le plus possible leurs semblables, pour ne pas parler des
ressources communes de la terre, je crois bon de revenir sur le livre de
l’historien André Loez, que j’ai présenté sur mon ancien blog en décembre 2013.
Il offrira peut-être à chacun de quoi
comprendre en partie les raisons actuelles de notre incapacité à nous soulever
contre un état des choses que nous sommes, je pense, de plus en plus nombreux à
trouver détestable.
Tout vrai lecteur le sait. À l'intérieur
de soi, c'est tout un jeu de configurations et de reconfigurations qui se
produit durant le temps de la lecture. Là s'échangent des temporalités. Des
situations. Des préoccupations. Celles bien entendu de l'ouvrage et des récits
qu'il met en œuvre. Celles aussi qui nous sont propres et qu'aucune lecture
même la plus captivante n'est en mesure de suspendre totalement.
Il en résulte parfois des mises
en relation surprenantes.
Lisant le très important livre
d'André Loez sur les mutins de 1917, que nous ne saurions trop conseiller en
prévision des commémorations tous azimuts à venir, tandis que nous subissions
la terrible pression commerciale correspondant à ce que Baudelaire appelait
déjà dans les Petits Poèmes en Prose, l'"explosion du
nouvel an", quelque chose en nous, malgré l'évidente différence des
matières, malgré le caractère paradoxal et même possiblement choquant de leur
rapprochement, nous enjoignait à chercher ce que ces refus de la guerre étudiés
de façon si attentive par l'historien, un peu dans la lignée des préconisations
du Michel de Certeau de l'Invention
du quotidien, s'efforçaient aussi de nous faire entendre sur notre propre
attitude à l'égard de ce qu'il est possible de considérer aujourd'hui comme
l'obligation sociale de fête.
samedi 11 novembre 2017
POÉSIE ET NOUVELLES TECHNOLOGIES À L’ÉCOLE. À PROPOS DU PROJET I-VOIX DU LYCÉE DE L’IROISE À BREST.
ELEVES DU LYCEE DE L'IROISE DANS UNE LIBRAIRIE DE BREST |
Comment faciliter l’accès des
jeunes et de leurs maîtres à cette poésie actuelle que le peu d’intérêt que lui
manifeste une société avant tout préoccupée de vitesse, d’images, de pensée
simple et de rentabilité grossière, a rendu presque invisible ; comment revivifier
l’approche que l’institution scolaire, toujours particulièrement frileuse sur
ce point, propose de la poésie, voilà, comme comme on sait, quelques-unes des
préoccupations de notre association qui peut
s’enorgueillir de faire découvrir chaque année des ouvrages d’auteurs vivants à
des centaines et des centaines de jeunes répartis dans toute la France, d’avoir depuis sa création en 1998, fait rentrer
dans les CDI des milliers
d’ouvrages de poésie contemporaine et fait découvrir plusieurs dizaines
de petits éditeurs absents des
librairies comme des bibliothèques publiques.
jeudi 9 novembre 2017
BONNES FEUILLES. ÉCRITURE ET PHOTOGRAPHIE. LA BAIE DES CENDRES DE STÉPHANE BOUQUET AUX ÉDITIONS WARM.
Les jeunes éditions Warm m’ont récemment adressé le bien intéressant petit
livre qu’ils ont réalisé à partir de textes que Stéphane Bouquet a imaginés en
tentant comme elles l’écrivent « d’habiter » des photos de Morgan
Reitz. On rapprochera bien sûr cet ouvrage que nous nous empressons de
recommander, de cet autre beau livre intitulé Les Oiseaux favorables que nous avons sélectionné pour l'édition en cours du Prix des Découvreurs, qui se présente, comme je l’indiquais dans ce blog, « sous
la forme d’un monologue intérieur émanant d’une femme de 46 ans qui sent que
pour elle « tout est peut-être
fini, périmé, caduque, obsolète » et s’éprouve comme « une longue vibration de solitude qu’amplifient
toutes les ondes de douleur environnantes ».
Ce pourrait également être l’occasion pour nos amis professeurs, comme
on le leur recommande, de travailler sur l’image et d’étudier la façon dont
elle peut venir déclencher des actes d’écriture singuliers mais aussi très
fortement personnels.
Nous espérons que la lecture du tout premier texte de La Baie des
cendres, accompagné de la photographie qui en a stimulé l’écriture, donnera
envie à nos lecteurs de découvrir le reste de l’ouvrage.
Si seulement on pouvait m'indiquer la direction pense-t-elle
alors qu'elle s'est égarée dans une ville sans signe distinctif. Nous sommes
sur un pont au-dessus de l'eau et le ciel est aussi orange qu'un jus multifruits
bio vitaminé et sûrement pour l'occasion enrichi en mangues ou bien sinon la
publicité ment. Ce qu'elle voit d'ici, étonnant mais c'est directement le passé
ou presque directement le passé. Le problème est qu'elle est fatiguée et qu'il
est tellement difficile de tout faire tenir ensemble. Cela danse selon un certain
rythme c'est certain mais est-ce le même ? Les arbres plient un peu dans le
vent et des nuages défilent et tout ceci serait demeuré Inaperçu dans d'autres
circonstances. Par exemple, moins fatiguée ou jeune encore, elle aurait pu
éviter les répétitions et les phrases toutes faites et décrire simplement les
barges en bois sur le fleuve et même inventer des scènes torrides pour derrière
les stores de paille. Disons ces récits de jadis qui contiennent notamment des
vêtements imbibés de l'odeur insistante des chevaux. Mais aujourd'hui quelqu'un
a dû lui faire une injection de somnifère ou la peinturlurer d'une crème de
jour à base de plomb, elle a juste le courage de reprendre des mots déjà
entendus : par exemple on raconte qu'un homme voyage furieusement vers toi.
Est-il raisonnable d'avoir encore cet espoir pantelant et au reste une bonne
âme pourrait-elle lui chuchoter qui et quand et éventuellement où qu'elle ne
rate pas derechef le rendez-vous ? Pas dans les environs en tout cas, à moins
que le tramway ne consente à arriver et à s'inventer un arrêt que la photo a
simplement oublié de figurer et les choses alors auraient enfin cet aspect
concret et possible qui permettrait que tout et elle y compris perdure.
D'accord, dit-elle, on verra plus tard si jamais elle atteint plus tard grâce à
sa capacité sportive à outrepasser l'épuisement comme un coureur saute des
haies à toute allure et sans s'affaler. Ce jour-là, les veines de ses paupières
cesseraient de vibrionner. Mais en attendant le bateau postal vient d'apponter
et c'est la solution miracle. II y avait cette lettre qu'elle n'attendait plus
signée de ce prénom rougi comme un cœur qui s'agite. La lettre recommandait
avec un flegme quasi bouddhiste : contemple assez longtemps l'agencement des
lignes et des couleurs, tu devrais être capable de dénicher l'arrière-coin où
se cache la patience récompensée. Un simple baiser d'accueil quand nous serons
réunis. Mais où est-ce ? Peut-être devrait-elle finalement se résoudre à
demander l'aide d'un tiers ? Auriez- vous l'amabilité etc.
Profitons de l’occasion pour renvoyer aux propos de Stéphane Bouquet
dans le dernier numéro de la revue en ligne Secousse, en réponse à la question
lancée par les responsables de la revue : La poésie est-elle
réactionnaire ? En voici des extraits :
Il est
possible donc qu’écrive des poèmes celle ou celui qui a perdu quelque chose,
bien qu’elle ou il ignore quoi précisément – et que le poème soit son effort
d’autoconsolation. En cela, il y a bien une pulsion réactionnaire qui travaille
le fond de la poésie : l’appel d’un retour, quand on n’avait pas bêtement
laissé tomber ses clés ou son os. Mais ce qui ne l’est pas, réactionnaire,
c’est le chemin qu’il faut inventer pour satisfaire cette pulsion. […]
Le but des
poèmes (soyons modestes, des poèmes tels que je les envisage et les écris) est
de produire une vie suffisamment vivante pour donner l’illusion que la vie est
actuelle, présente, ou quasiment. Que nous y sommes presque, dedans, et non pas
exilés. Qu’en fait, il ne nous manque rien : ni un labrador, ni un chêne, ni un
Victor. Si bien que pour ce faire il est indispensable de créer d’interminables
effets de surprise dans la langue, si la vie est bien – comme je le crois – le
sentiment d’inattendu, de décalage qui sort les jours de leurs rails et fait de
chaque heure un matin. La langue du poème s’ingénie à produire de la surprise
et en cela, qu’on le veuille ou non, elle est condamnée au neuf, non par goût
un peu naïf du nouveau en tant qu’il est nouveau, avant-truc et cie, mais parce
que le neuf (dans la langue) est la seule façon de réaliser un état (peut-être
archaïque) où, pour nous (« nous » collectif, ou au moins duel), quelque chose
est toujours intensément de ce monde.
mercredi 8 novembre 2017
NOUVELLE APRÈS-MIDI DE LA PERFORMANCE AU CHANNEL AVEC VINCENT THOLOMÉ ET CHARLES PENNEQUIN.
VINCENT THOLOME, GAUTHIER KEYAERTS ET CHARLES PENNEQUIN AU CHANNEL DE CALAIS |
C’est désormais comme une tradition : les élèves du
lycée Berthelot de Calais ont, en ce début d’année scolaire, pu découvrir dans la
superbe salle du Passager mis à disposition par le Channel deux grandes figures
de la poésie dite de performance : Vincent Tholomé accompagné du musicien
Gauthier Keyaerts et Charles Pennequin.
Une soixantaine de jeunes du lycée Carnot de Bruay la
Buissière étaient aussi de la fête.
On trouvera sur YOUTUBE, 2 courtes vidéos de la prestation
effectuée par Charles Pennequin, réalisées à partir des images que nous ont
adressées l’une des professeures présentes lors de cette manifestation.
lundi 6 novembre 2017
BONNES FEUILLES ! DIEU EST À L’ARRÊT DU TRAM D’EMMANUEL MOSES.
CLIQUER DANS L'IMAGE POUR LIRE L'EXTRAIT DANS SA TOTALITÉ |
"Il existe des mondes, vous n’avez pas idée." C’est par cette épigraphe empruntée au poète turc Orhan Veli ( 1914 – 1950) que se fait l’entrée dans le tout dernier livre d’Emmanuel Moses où le lecteur retrouvera ce qui fait tout le charme de cette poésie mobile et composite que je qualifierai volontiers de « fantaisiste » si le concept, tout aussi plastique que la sensibilité et l’écriture de l’auteur, n’en était aujourd’hui venu, malgré tous les efforts faits depuis le XIXe siècle pour en définir les contours, à se prêter finalement à toutes les torsions possibles. (voir)
Liberté de la forme, relation toujours neuve et souvent
inattendue avec un réel bien présent mais dans la simple apparence duquel il
importe de ne pas se laisser enfermer, inquiétude de soi, jeté dans un temps
qui n’est pas seulement celui des horloges mais celui de la mémoire et de
l’imaginaire emportés par une culture à la fois vaste et bigarrée,
vulnérabilité sentimentale et labilité souvent pleine de distance de son
expression … c’est un peu tout cela que je retrouve dans Dieu est à l’arrêt du tram qui ne fera peut-être pas oublier des
livres tels que Dernières nouvelles de
Monsieur Néant (2003) ou D’un
Perpétuel hiver (2009) dont j’ai pu en leur temps rendre compte, mais qui
régalera toujours ceux d’entre nous qui aiment à ressentir à travers les
vivifiantes singularités d’un style les irrépressibles provocations de
l’existence. Jusque dans sa déprime.
À l’intention du lecteur
curieux et dans le cadre des choix d’extraits
que nous proposons sur ce blog j’ai choisi pour la richesse de sa thématique, et
tout particulièrement pour son évocation de la dimension profondément vivante
et sensible de l’arbre qui s’enracine dans un temps et un univers bien plus
vastes que le nôtre, un passage du long poème liminaire qui tranche avec le
caractère un peu de pièces d’orfèvrerie (page 100) des poèmes courts qui composent la
plus grande partie de ce recueil. Emmanuel Moses y évoque un séjour ancien dans
une grande ville indienne où il cherche à entendre les paroles d’un arbre
sacré, vraisemblablement ce ficus
religiosa appelé aussi pipal ou arbre des pagodes. (voir)
mercredi 1 novembre 2017
LE PIRE POÈTE DE L’HISTOIRE ! À PROPOS DE LA HAINE DE LA POÉSIE DE BEN LERNER
Je dois à La Haine de la poésie, ce petit livre du poète et romancier
américain Ben Lerner, qu’ont récemment publié les éditions Allia, la découverte
de ce que Wikipedia présente comme le pire poète de l’histoire. Rassurons-nous :
ce dernier n’est ni notre contemporain, ni de culture française. C’est un tisserand
écossais du XIXe siècle répondant au nom de William Topaz McGonagall
dont la fameuse encyclopédie en ligne, qui lui consacre un intéressant article,
nous apprend qu’en dépit de l’hilarité que suscitait dans le public la plupart
de ses lectures, il n’hésita pas, après la mort de Tennyson à faire à pied et
sous les plus violents orages, les cent kilomètres de route montagneuse
séparant Dundee du château de Balmoral pour solliciter auprès de la reine
Victoria, qui naturellement ne le reçut pas, le privilège de se voir attribuer
le poste de Poète lauréat !
DAUMIER LE POETE LAMARTINIEN |
Le système prosodique anglais
différant sensiblement du nôtre, il faut lire l’analyse stylistique et les
considérations d’ordre métrique que consacre Ben Lerner à l’un des textes les
plus déplorablement célèbres que ce McGonagall consacre à l’effondrement, lors
de l’hiver 1879, du pont ferroviaire, construit, dans sa bonne ville de Dundee,
sur la rivière Tay, pour prendre la mesure, dans le détail, du caractère
doublement catastrophique du talent de notre malheureux écossais. La traduction
qu’en donne Lerner et qui prend en compte les errements prosodiques du texte initial,
fournira toutefois au lecteur une idée de la faiblesse de ses ressources
littéraires.
Magnifiqu’
pont ferroviaire du Tay argenté
Hélas !
Je suis vraiment désolé d’annoncer
Que
quatre-vingt-dix vies ont été emportées
Le
dernier jour du sabbat en 1879
Dont
nous nous souviendrons pour de très longues années.
L’objectif de Ben Lerner n’étant
pas ici de se moquer à peu de frais de l’ineptie parfaitement reconnue de
l’œuvre d’un poète qui ne se survit que par les moqueries dont il fait toujours
l’objet de la part de nos amis d’Outre-Manche, je voudrais attirer l’attention
sur le fait qu’il ne se penche sur ce lamentable fiasco que pour affirmer quelque
chose de la nature même de la chose poétique qui reposerait selon lui sur l’impossibilité
de ne jamais parvenir à l’idéal que par essence elle vise. L’échec de W.T.
McGonagall à nous faire partager la portée de l’évènement tragique qu’il entreprend
de nous exposer ne serait en somme qu’une illustration par l’un de ses cas limites,
de ce qui arrive à tout poème concret. Ne se contentant pas, comme on l’observe
assez souvent, de ses dimensions programmatiques.
lundi 30 octobre 2017
RECOMMANDATION. DÉGELLE DE SÉVERINE DAUCOURT-FRIDRIKSSON.
CLIQUER POUR DECOUVRIR LES EXTRAITS |
La poésie de Séverine Daucourt
Fridriksson est de celles qui puisant au fond de leurs « secrets possibles » sait nous en
communiquer toute l’intelligence vitale sans jamais les révéler. Cela repose
sur une jouissive et permanente façon comme elle dit de décomposer et
recomposer à volonté l’épaisse trivialité de l’existence à partir d’une rage
d’expression qui « veille à défier
l’apathie », s’efforce en permanence à « croiser éros au virage », et me paraît quant à moi avoir fait
sa devise du formidable cri lancé en son temps par Jules Laforgue :
« Non ! vaisselles
d’ici-bas. »
Pourtant le fond d’expérience dont procède le livre de Séverine
Daucourt-Fridriksson est pour une bonne partie désolant. Dégelle dont le titre bien entendu peut s’entendre comme la mise en
féminin de ce dégel qu’elle évoque dans un passage du livre (p. 123) mais comme
opération qui à son dire « prendrait
des siècles », fait plutôt à mon sens apparaître son auteur comme une
femme ayant fait l’expérience souvent cruelle de ce qu’est la dégelée de vivre. De voir ses rêves,
tous les joyaux attendus du quotidien se ternir sous ses yeux à l’épreuve
de la veulerie des hommes, de l’imposture des uns, de la démesure de l’ego des
autres, de l’avidité des familles, sans compter, c’est le mot, l’implacable
mécanique de la rentabilité bancaire... Et
ces défaites qui me semblent bien être évoquées dans le livre n’en paraissent
que plus cuisantes du fait du peu ordinaire appétit de vivre et d’être aimée de
son auteur.
CLIQUER POUR LIRE |
Comme rien ne remplace finalement
la rencontre directe avec le texte, je renverrai au lecteur le soin de se faire
une idée de l’inventivité et de la puissance d’expression de l’écriture de
Séverine Daucourt-Fridriksson - dont je tiens
à rappeler au passage la remarquable traduction qu’elle a donnée chez LansKine,
d’oursins et moineaux, un très beau
livre de poèmes de l’islandais Sjón (voir ci-contre) - en lisant les quelques pages d’extraits que nous donnons en tête de notre billet. Extraits qu’on ne pourra pas, j’imagine, éviter de faire entrer en résonance avec les débats présents. Pour leur conférer
des perspectives – on peut toujours rêver - un peu moins rétrécies.
dimanche 15 octobre 2017
À PROPOS DE LA TERRE TOURNE PLUS VITE DE CAMILLE LOIVIER.
Je ne le dis toujours pas assez.
Rien peut-être ne justifie davantage l’existence de la poésie et son nécessaire
partage que le lien singulier qu’elle invente – lorsqu’elle en est capable –
entre la parole et la vie. Que cette façon qu’elle a de retenir et de prolonger
sur un plan d’expression les impressions de toutes natures qui agitent notre
sensibilité, sollicitent nos représentations, nourrissent nos sentiments,
tentent de s’organiser en pensée et configurent et reconfigurent en permanence
nos plus ou moins mobiles et résistantes personnalités.
Et sans doute que c’est là, dans
cette attention que le poète met à trouver des paroles qui répondent, avec le
degré de justesse formelle et d’évidence intime qui lui convient, aux diverses
et particulières façons qu’il a d’être au monde, vivant, que se trouve
l’utilité majeure de l’activité poétique qui est de témoigner de notre capacité
à ressaisir, ne serait-ce qu’un peu, ce qui souvent nous bouleverse et
d’entraîner chacun, même si c’est là un beau rêve, à ressentir et repenser à
son tour, moins solitairement, sa vie.
Camille Loivier est précisément
l’une de ces poètes dont nous avons besoin pour nous sentir moins seuls. Dans
notre essentielle et plus ou moins visible vulnérabilité. Dans notre fragilité par
exemple d’être attaché à ce qui dans nos vies ne fait qu’apparaître puis
disparaître. Et à la perte de quoi nous ne pouvons nous résigner. Je ne sais
pas si La terre tourne plus vite, qu’elle
m’a adressé en février dernier et que je viens de relire, poussé par le besoin
de rassembler autour de moi, comme un feu, quelques paroles qui m’aident à ne
pas m’abandonner à ces découragements qui seraient, nous dit-on, le triste lot
de l’âge, si ce livre, donc, est tout-à-fait à la hauteur d’Enclose, d’Il est nuit, de Ronds d’eau
ou de Joubarbe dont l’essentiel cœur
de signification rayonne pour moi d’une plus évidente lumière. Mais dans la
suite de poèmes qui compose ce nouveau livre je me sens toujours tout autant
retenu et plus peut-être encore que dans les autres, par cette façon qu’elle a
de nous montrer une vie qui se risque, jusque dans l’angoisse ou les chagrins
qui la fragilisent, à suivre ses chemins qui montent et qui descendent, sans
renoncer au « toucher doux »
qui sait nous rapprocher des êtres et des choses.
CLIQUER POUR DECOUVRIR LES EXTRAITS |
C’est ce toucher doux, vestige
toujours habité d’enfance, qui la conduit, me semble-t-il, à regarder et
habiter parfois les choses à la lumière de ces hautes créations de l’imaginaire
que sont par exemple les admirables films d’animation du japonais Hayao
Miyazaki ou des russes Youri Norstein et Franceska Yarbousova. À s’intéresser
aux vies difficiles. À ce qui fait effort pour survivre. Avançant, à la suite
d’Edouard Glissant qu’elle reprend en épigraphe, qu’elle ne croit pas que la
lutte et le rêve, face aux misères qu’elle perçoit bien du monde, soient
vraiment contradictoires.
Ainsi, enclose apparemment qu’elle se sent, dans sa difficulté
particulière d’exister, comme tout un chacun, dépendant, séparé, Camille
Loivier parvient dans cette simplicité parfois déroutante de notations qui
caractérise son écriture, dans les manquements mêmes, qu’elle revendique, de sa
parole, à nous apparaître dans toute la perméabilité d’une sensibilité
largement offerte aux mobiles et pénétrantes impressions d’une vie que la
diversité et parfois l’exotisme des lieux et des situations qu’elle traverse
n’empêche pas de toujours se montrer étonnamment neuve, pleine d’attente et toutefois
familière. Tant ce qui passe n’est jamais le simple pittoresque agressif ou
futile des choses mais l’intime et affective relation qu’elle se découvre ou se
cherche avec elles.
Oui la terre tourne plus vite. Et nos vies avec elle. Que son mouvement
parfois rejette, exclut détruit ou abandonne. Tout change. Et le poème n’arrive pas toujours à temps qui
se rattrape dans un geste inutile. Inutile mais pas insignifiant. Qui élargit
le lien et maintient la présence. Confirme que nous sommes toujours là.
Impuissants sans doute à réparer ou retenir physiquement les choses. Mais, pour
reprendre les mots du poète italien Michele Tortorici (Versi inutili e altre inutilità, 2010), forts au fond de la conviction que toute la nuit n’a pas été [et
ne sera pas] que nuit.
mardi 3 octobre 2017
À QUOI SE MESURE LA VALEUR D’UNE ŒUVRE ? PETITE RÉFLEXION SUR L’ANTHOLOGIE RÉALISÉE PAR YVES DI MANNO ET ISABELLE GARRON.
La revue en ligne POEZIBAO a
récemment publié le commentaire éclairé de Michel Collot sur l’importante
anthologie d’Yves di Manno et d’Isabelle Garron qui sous le titre d’Un Nouveau Monde, se présente comme « un vaste panorama des écritures de poésie
en France depuis 1960» ainsi qu’« un
récit répertoriant les étapes majeures » de leur histoire.
Dans sa longue et précise mise au
point Michel Collot met avec pertinence l’accent sur les partis-pris, à ses
yeux insuffisamment explicités, qui font que cet ouvrage, par ailleurs remarquable, donne une image
partiale et incomplète du champ de création qu’il est supposé décrire. Comment
en effet justifier écrit-il que des poètes aussi importants, nécessaires et
divers que Philippe Jaccottet, Antoine Emaz, Jacques Darras, Jean-Marie Gleize,
Marie-Claire Bancquart, Robert Marteau, pour n’en citer que quelques-uns,
soient passés sous silence quand d’autres, de peu de poids, dont je tairai
charitablement le nom, bénéficient, c’est vrai, d’une reconnaissance à mes yeux
usurpée.
Michel Collot nous explique que « prisonniers d’un modèle théorique qui
remonte aux années 1960 et 1970, qu’ils considèrent comme l’âge d’or de la
poésie française, les anthologistes sous-estiment des phénomènes qui se sont
fait jour depuis 1980 et qui ont contribué au déclin du textualisme et du
formalisme qui avaient dominé la scène poétique française au cours des deux
décennies précédentes : notamment la réhabilitation et la redéfinition du
lyrisme, une plus large ouverture au monde, et la recherche d’une nouvelle
oralité ».
D’autres explications d’ordre
sociologique pourraient je pense encore être avancées. Dans la société de
réseaux, d’apparences et de réputations qui est la nôtre et auquel le microcosme
de la poésie n’échappe malheureusement pas, la valeur que d’aucuns attribuent
ou n’attribuent pas aux œuvres qu’ils considèrent n’est-elle pas en partie déterminée
par le degré de proximité que leurs auteurs entretiennent avec les principaux
centres de pouvoir éditoriaux qu’ils reconnaissent comme légitimes ou
qualifiants. Et cela indépendamment en partie de l’intérêt propre des œuvres.
Avoir été publiée chez tel ou tel plutôt que chez tel autre, avoir été lue chez
Corti par exemple plutôt que dans la librairie de Saint-Chély d’Apcher ne
compte finalement-il pas plus pour évaluer l’importance de l’œuvre que sa
qualité intrinsèque de soulèvement et de retentissement ?
Alors, il est bon, tandis que la
presse a plutôt unanimement salué le caractère impressionnant et très complet
de l’ouvrage réalisé par Yves di Manno et Isabelle Garron, que la mise au point
de Michel Collot nous aide à mieux comprendre la portée et les enjeux de cette
entreprise qui mène quand même à occulter une part et pas la moins
vivante de la poésie d’aujourd’hui. Celle notamment qui passe par la voix sans
céder au spectacle. Se laisse aussi partager. Sans tomber dans la connivence.
Ou la naïveté.
vendredi 29 septembre 2017
D’UNE CERTAINE LECTURE PUBLIQUE DE POÉSIE. À PARTIR DU VOCALUSCRIT DE PATRICK BEURARD-VALDOYE.
Patrick Beurard-Valdoye lisant le Vocaluscrit , atelier Michael Woolworth, Paris, 24/11/2016 |
Lire, à destination d’un public physiquement présent devant soi, des textes élaborés dans l’intériorité d’une conscience n’entretenant parole qu’avec elle-même, des textes destinés à n’être entendus le plus souvent que dans la tête, est une opération qui ne va pas de soi et qu'il m'arrive malheureusement de trouver parfois déceptive. Si relativement peu d’études se sont penchées sur la question, nous ne manquons toutefois pas aujourd’hui d’éléments pour parfaire notre réflexion comme ceux, pour ne parler que des plus récents, que fournit l’important ouvrage de Jean-François PUFF paru en 2015 aux éditions Cécile Defaut, Dire la poésie ?, ou celui de Jan Baetens, À voix haute, sous-titré poésie et lecture publique, paru l’an passé aux Impressions Nouvelles.
Qu’apporte la présence du poète
au texte qu’il vient lire ? Quelle relation la mise en voix et en espace
qu’il en fait entretient-elle avec ce que le texte sur la page imprimé fait de
lui-même entendre ? Quelles raisons de fond président au choix par le
lecteur d’une diction expressive ou au contraire de cette diction détimbrée,
neutre, que l’héritage d’un certain textualisme a contribué à mettre à la mode
dans les cercles éclairés ? Quelle part aussi réserver au corps dans ce
dispositif qui ne se veut pas en principe spectacle mais qui conduit à être
vu ? Quelle place consentir au public et auquel s’adresser quand ce
dernier regroupe aussi bien des lecteurs avertis, des poètes ou artistes amis,
que de simples curieux peu au fait des enjeux et des pratiques qui ont cours
aujourd’hui ?
À toutes ces questions, comme à
bien d’autres encore qui touchent par exemple à la nature du lieu où le public
se voit convier, l’intéressant livre de Patrick Beurard-Valdoye, Le vocaluscrit, que les très actives éditions LansKine
viennent de publier, ne répond pas directement. Mais constitué en fait dans sa
première et plus importante section de « captures » que durant plus de vingt ans l’auteur a réalisées à
partir de notes prises en cours de séance, des très nombreuses lectures
auxquelles il lui a été donné d’assister - en partie d’ailleurs comme
organisateur - son ouvrage dresse une sorte de tableau pittoresque et assez
révélateur des diverses modalités qu’inventent ou croient inventer les
écrivains-poètes pour adresser leurs textes à l’auditoire venu les rencontrer.
D’Oskar Pastior à Claude
Royet-Journoud en passant par Bernard Heidsiek, Frank Venaille, Nathalie
Quintane, Hélène Cixous, Bernard Noël, Ulrike Draesner ou Valère Novarina,
c’est une petite quarantaine d’auteurs dont l’esprit incisif et parfois un peu
malicieux de Patrick Beurard-Valdoye croque la prestation dans une suite de
textes qui retravaillés après coup ont fini par lui apparaître comme
susceptibles de se prêter à leur tour à des performances poétiques comme celle
qu’on peut visionner sur le site de l’éditeur.
Disons-le clairement, les
lectures dont il est ici question sont pour la plupart affaire d’initiés. Ne
concernent plutôt que des auteurs qu’on appellera faute de mieux « patentés » et dont l’œuvre jouit
d’une considération d’ordre intellectuel dans les milieux un peu branchés. Les
lieux dont il est question, Musée Zadkine, Atelier Anne Slacik, Grand Palais,
Université Paris-Sorbonne, Palais de Tokyo, Institut du monde arabe, librairie
Tschann de Paris, Reid Hall Columbia University de Paris, ENSBA de Lyon … ne sont
pas de ceux par lesquels passent le mieux les nombreuses tentatives, pas
toujours des plus fructueuses d’ailleurs, visant à la démocratisation de la
parole poétique et au rapprochement des publics. Bref on ne fera pas de cet
ouvrage ce qu’il n’est et ne se veut d’ailleurs pas : un panorama complet
de la lecture publique de poésie des années 1990 à nos jours.
Vocaluscrit : Patrick Beurard-Valdoye, dans les réflexions qui
terminent son livre, propose ce néologisme pour donner nom à ce matériau
résultant du travail de retournement qu’accomplit à travers la lecture l’auteur
qui cherche à « extraire autant
qu’abstraire du dedans du corps » ce « texte
souvent conçu depuis la seule oreille interne, muet, déconnecté de la
parole », qu’il ne peut dans ces conditions livrer que transmué,
oralisé, vocalisé. Ce terme qui ressemble écrit-il à ses cousins manuscrit et tapuscrit peut sembler en effet légitime. On remarquera toutefois
que dans l’ensemble des textes que Patrick Beurard-Valdoye consacre à recréer à
sa façon la note d’ensemble des évènements de parole auxquels il a assisté, et
qu’il désigne d’ailleurs à un moment par l’expression de « photos mentales », la part qu’on
dira « vocale » ne
l’emporte qu’assez rarement finalement sur la part « visuelle ». Et ce n’est d’ailleurs pas l’un des moindres intérêts
de l’ouvrage que de pointer l’importance que revêtent à l’intérieur de ces
dispositifs de lecture ces éléments adventices
qui détournent l’attention du dit. Ainsi de la « tenue » que l’auteur aura choisie pour témoigner plus ou moins
subtilement de sa liberté par rapport aux codes vestimentaires en vigueur dans
le milieu artiste. Raffinée ou plus ou moins ostensiblement négligée, la nature
et la couleur de la panoplie d’auteur avec laquelle chacun choisit de se
présenter est bien l’un des éléments extra-vocaliques qui compte dans ce type
de rencontre, comme le sont la gestuelle, le choix et le maniement des supports
dont la lecture s’accompagne, les éclairages et la nature des fonds sur
lesquels se détache le corps assis ou debout, immobile ou remuant, du poète
lisant.
Attirée, sinon détournée, vers
nombre d’éléments ou de signes qu’on dira si l’on veut parasites, l’attention
que le public accorde à ce qui se joue dans l’espace complexe de la lecture
publique est donc assez loin de ne se concentrer que sur ce qui lui est donné à entendre.
Les textes de Patrick Beurard-Valdoye sont sur ce plan plus que révélateurs qui
ne négligent pas non plus la capacité de présence et d’interpellation de
l’espace jamais totalement neutre et étanche dans lequel chacune des
interventions dont il rend compte est plus ou moins clairement ou
ostensiblement d’ailleurs mise en scène. Sans oublier – voir la mention qu’il
fait de Jacques Roubaud auditeur - celle des diverses personnalités de premier
rang dont certains ne peuvent pas plus éviter que les personnages de
Balzac réunis au théâtre, de guetter la possible réaction.
Comme il ne manque pas
aujourd’hui par la grâce de l’hébergeur de vidéos You Tube de possibilités de visionner certaines lectures – j’en
citerai en particulier deux de tonalités tout-à-fait différentes : celle de la poète américaine Marjorie Welish et de Joseph Julien Guglielmi qui vient
malheureusement de disparaître – le lecteur se rendra par lui-même compte du
talent et de l’heureuse et réjouissante liberté avec lesquels Patrick Beurard
Valdoye est parvenu à archiver ces
moments de réalité qu’il est l’un des premiers à ma connaissance – il est vrai
après l’immense auteur d’Illusions perdues – à s’être mis en tête de capter par des moyens littéraires.
J’ajouterai cependant pour
terminer que son livre présente aussi pour le lecteur qui s’intéresse à ces
questions une seconde partie intitulée le
métier de poète qui dans la ligne d’un ouvrage de Joël Bastard dont j’ai en
son temps rendu compte, montre au public peu au fait de ces pratiques, l’envers
du décor et dénonce à l’aide d’anecdotes grinçantes, l’abîme parfois
vertigineux qui sépare le prestige au moins symbolique que confère l’invitation
faite au poète de venir en public lire ses œuvres et le peu de considération ou
la désinvolture avec lesquels les conditions qui lui sont nécessaires pour
accomplir ce travail sont parfois envisagées et traitées par des médiateurs
culturels à l’ignorance quand même un peu crasse.
Un grand merci donc aux éditions
LansKine de nous avoir adressé ce livre et de permettre à tous ceux qui
s’intéressent comme nous à la lecture publique de poésie d’étoffer leur réflexion.
mercredi 20 septembre 2017
CES MORTS EN NOUS. INEFFACÉS. SUITES ET FINS DE JEAN-LUC STEINMETZ AUX ÉDITIONS DU CASTOR ASTRAL.
Il est des auteurs dont on se
demande bien pourquoi le milieu poétique ne leur accorde pas davantage de cette
considération qu’il accorde parfois si généreusement à d’autres. Jean-Luc
Steinmetz me semble de ceux-là. Peut-être que la qualité remarquable de son
œuvre critique cache aux yeux de certains sa non moins remarquable mais plus
inquiète création poétique. Peut-être aussi que son sens de la liberté
individuelle et l’exigence de son écriture qui pour être abondante a toujours
refusé de se payer de mots, l’ont maintenu à l’écart des modes, des chapelles,
des clans, des coteries, par quoi se soutiennent toujours, je crois, nombre de
réputations.
Profondément vivante et toujours
en éveil, comme appelante, la poésie de Jean-Luc Steinmetz fait du « je » la caisse de résonnance à
travers laquelle peut s’éprouver et se reformer au sein de la parole le motif
sans cesse à recomposer de la relation le plus souvent pathétique que nous
entretenons avec le monde. Avec Suites et
fins, qu’a récemment publié Le Castor Astral, c’est principalement vers le
monde des morts que se tourne la pensée du poète qui de fait présente la
dernière des six parties de son ouvrage comme une catabase. Long défilé, insistante évocation des morts que la
disparition survenue entretemps du poète américain John Ashbery à qui renvoie la
troisième partie du livre rend désormais plus évidente encore. Comme l’est dans
la reprise de cette suite ancienne datant de 1960, qui célèbre les splendeurs
de la mer Égée, la mention rajoutée à la fin de chacun des huit poèmes qui la
composent, de ce désolant bilan de naufrages migratoires dont notre actualité
se fait le monotone écho.
« Surgies
comme elles le peuvent, en prose, en vers », ces diverses figures de
disparus, parmi lesquelles on notera tout particulièrement celle de cette amie
allemande à laquelle il consacre au cœur même de son livre un thrène
bouleversant, conduisent Jean-Luc Steinmetz à prendre « la mesure des temps qui s’éloignent ».
Ramenant pour un moment à l’existence l’image nébuleuse et fatiguée de l’ancêtre
vigneron venant lui tendre une grappe qui révèle « plus d’amertume que de sucre », celle de la mère surtout à qui,
lui, ce « tombé-des-flancs »
offre la plante des accouchées, « l’ancien
dictame de Crète », du père qui rapidement passe plutôt que de lui
faire face et de regarder qui il est, du « troupeau décimé » des camarades d’école, des maîtres dont il
mesure la taille « pour la
conscription du poème », du « cœur
adoré d’une fillette de dix ans » dont il ne touche « qu’une eau brûlante/ dont se retirent les
doigts blessés », avant que n’apparaisse le journalier de son village
réparant « la clôture/ assiégée par
les orties », puis d’autres, d’autres en foule, figurants ou renommés ….
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Y a-t-il rien qui vous élève/ Comme
d'avoir aimé un mort ou une morte
demandait Apollinaire dans un célèbre poème d’Alcools auquel au moins
l’un des textes de Steinmetz (page 149) fait, me semble-t-il, référence.
On s’abstiendra de ramener la poésie de Jean-Luc Steinmetz à quelque formule
close ou exagérément positive. Toutefois, s’il sait que ce qui cherche à
étreindre dans l’écriture n’embrasse souvent que le vide, que ce qui fait
apparaître n’empêche pas la disparition, et que nous ne disposons avec les mots
comme avec les images que de piètres fantômes, il sait bien reconnaître de quoi
la perte et la présence à nos côtés des morts aussi nous ensemencent. Et quel fort
sentiment même douloureux de vie peuvent toujours alimenter ces pensées que
nous entretenons. Des morts en nous ineffacés.
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