Si Pierre Garnier nous a quittés, il y a maintenant plus de 6 ans, l'oeuvre qu'il laisse mérite toujours d'être interrogée, méditée. Comme celles de tous ces vrais poètes qui se sont employés non pas à se fabriquer une image, mais à resserrer toujours davantage le lien qui rattache la parole à la vie et la vie à la parole. C'est pourquoi nous reproduisons ici l'article que nous avons consacré à l'un de ses tout derniers livres sélectionné à l'époque pour le prix des Découvreurs.
Peut-être qu'on ne voit pas assez comment tout le génie de
la culture consiste aussi à emprisonner les choses dans les mots, les mots dans
les idées. Les idées dans les systèmes. Le tout s'abâtardissant finalement dans
le prêt à penser aujourd'hui de l'industrie politico-culturelle qui permet à
chacun ce luxe de pouvoir affirmer librement et hautement des opinions
fabriquées en dehors de lui.
C'est ce qui fait à nos yeux tout l'intérêt de la démarche
que mène avec constance depuis plus d'un demi-siècle maintenant le poète Pierre
Garnier dont les éditions de L'herbe qui tremble viennent de
sortir (louanges) un livre où ceux qui suivent le travail de Garnier comme ceux qui ne
le connaissaient pas trouveront matière à s'émerveiller d'une poésie qui sur la
base des moyens les plus simples, parvient à renouer à chaque instant le fil
toujours fuyant des mots avec les choses. Dans une rencontre où, chacun, le mot
comme la chose, se trouve comme excité, ranimé, revitalisé, par leur mise en
contact réciproque.
Certes, à bien y réfléchir, c'est moins de la chose qu'il
s'agit que de ce que les savants linguistes de notre adolescence appellent le
signifié. C'est à dire la représentation mentale, en fait imaginaire, de la
chose. Mais ne négligeons pas toutefois que c'est par le signifié, par tout ce
qui s'accroche à lui d'attention, de résonance profonde aussi en nous, que nous
penchons vers les choses. Que nous appelons le monde. Quand ce dernier, de son
côté, nous bousculant à son tour, ne cherche pas en nous, les réclamant, les
mots dont il a besoin, lui aussi, pour se dire.
Bien entendu encore, notre esprit est complexe. Et le monde,
si l'on en croit les journaux mais aussi l'innombrable littérature, n'est pas
non plus tout simple. Et c'est pourquoi les tout derniers poèmes de Pierre Garnier
qu'on trouvera dans (louanges) ont ceci pour nous
d'irremplaçables: ils manifestent à quel point la poésie n'a pas besoin d'être
laborieuse, intellectualisée à l'extrême, pour exister. Qu'elle est capable de
parler au vieillard aussi bien qu'à l'enfant. A celui qui dispose d'un
réservoir de quelques milliers de mots comme à celui qui n'en maîtrise encore
que quelques petites centaines. Nous ne voulons pas faire ici l'éloge de
l'ignorance. Et de la facilité. Ni de l'antiélitisme primaire. Nous savons à
quel point la connaissance élève. Mais à la condition qu'elle soit accompagnée
d'une véritable sensibilité. Qu'elle conserve son inquiétude. Sa capacité aussi
à toujours s'interroger. S'émerveiller. Dans le souci d'atteindre une plus
grande liberté.
Cette sensibilité, cette capacité d'émerveillement qui rend
proche de l'enfance, on la retrouve en effet de manière évidente dans la poésie
de Pierre Garnier. A travers cette obsession dont témoignent ses poèmes
spatiaux de libérer l'inépuisable énergie de notre imaginaire en affirmant par
la multiplication des légendes, la capacité d'irradiation quasi infinie des
formes les plus simples. Dans les poèmes de Garnier, du bout de ses brindilles,
chaque arbre refait incessamment le monde. Rien n'est jamais immobile. Même le
modeste petit fleuve, la Somme, se lève de son lit, pour survoler les terres.
Question ici de regard. Rien, de fait, emprisonne. Et c'est la magie de la
barque, même la plus étroite, qu'elle élargit les rives.
Ainsi, face aux verrous multiples qui nous
ferment les portes incertaines du monde, la poésie de Pierre Garnier accomplit
le voeu de Michaux qui
enjoignait à chacun d'éparpiller ses effluves. D'écrire "non comme
on copie mais comme on pilote" pour être fidèle à son
transitoire. Ce besoin de libérer la pensée, le geste, va chez Pierre
Garnier, semble-t-il, chaque jour, plus loin, comme en témoigne le passage,
dans certains de ses poèmes spatiaux, du texte dactylographié à l'écriture
manuscrite. L'imprimerie n'est-elle pas aussi comme l'affirmait l'inventeur des
logogrammes, le poète Christian Dotremont , une autre forme de dictature ? Ne tue-t-elle pas la moitié
de l'écrivain en tuant son écriture ? Précisant qu' "imprimée, ma
phrase est comme le plan d’une ville; les buissons, les arbres, les objets,
moi-même nous avons disparu. Déjà lorsque je la recopie, et me fais ainsi
contrefacteur de mon écriture naturelle, elle a perdu son éclat touffu; ma main
est devenue quelque chose comme le bras d’un pick-up."
On n'en finit jamais d'avancer sur le chemin des libertés .