Une photo que le papillonnage plus ou moins régulier que je pratique sur
Facebook m’aura mis sous les yeux m’a récemment rappelé le livre de Jacques
Pautard, Grand Chœur vide des miroirs, que je tiens pour une de ces œuvres rares
qui en dépit de leur imperfection possède une force à laquelle atteignent
malheureusement peu d’ouvrages. C’est notre fierté aux Découvreurs que d’avoir
sélectionné il y a quelques années ce livre dont j’ai aussi pu éprouver, pour
en avoir publiquement lu quelques extraits lors d’interventions diverses, la bouleversante
puissance d’expression à laquelle il s’élève. L’existence de Jacques Pautard
fils d’un soldat noir américain et d’une petite paysanne de l’est qui aura dû
le placer comme on dit dans des « institutions » ne pourra, aujourd’hui
que chacun se voit interpellé par media interposés sur la question du racisme, qu’être
pour ses lecteurs l’occasion de creuser un peu plus cette question dont il
donne des clés pour l’envisager de façon moins simpliste.
J'espère que la reprise sur mon blog actuel du long article que je lui ai consacré il y a plusieurs années, amènera quelques lecteurs à s'intéresser à ce livre qui vraiment le mérite.
Ne cherchons pas à le nier: le
livre de Jacques Pautard ''Grand chœur vide des miroirs'' (aux éditions Arfuyen), n'est pas un
livre totalement abouti. Long, parfois difficile à suivre et inutilement
abstrait dans certaines de ses formulations, cet ouvrage risque de rebuter
nombre de lecteurs qui ne parviendront pas non plus peut-être à digérer les
pourtant puissantes et singulières métaphores qui en soulèvent constamment la
langue penchant, par ailleurs, assez peu vers le chant.
Si pourtant nous avons trouvé nécessaire d'inclure cet
ouvrage dans notre sélection
2015-2016 du Prix des Découvreurs c'est qu'au-delà de ce que le
lecteur pourra - à plus ou moins juste titre - lui reprocher, ce livre reste
porté par une nécessité vitale, un questionnement intime de soi-même et du
monde dont il existe, je crois, peu d'exemples aussi forts dans la production
poétique actuelle. Le lecteur qui en aura le courage - car il faut du courage
pour lire de vrais livres - se rendra aussi compte que l'ouvrage de Jacques
Pautard, issu d'un douloureux combat pour se découvrir lui-même, aborde des
questions qui pour n'être pas d'aujourd'hui, sont cependant devenues parmi les
plus pressantes et oppressantes du jour.
Lucien Wasselin a rendu compte dans une
note de lecture de la structure générale de Grand
Chœur vide des miroirs. Il a bien rappelé l'importance pour la
compréhension de ce livre de l'histoire particulière de son auteur. N'y
revenons pas. Toutefois je crois que Lucien Wasselin se montre un peu rapide
lorsqu'il tend à ramener la rage d'expression de J. Pautard à son caractère
métis, au racisme qu'il a eu à affronter du fait de ses origines. Certes, comme
l'écrit Wasselin, le poème intitulé Mélanine évoque bien
l'importance qu'aura eu dans la destinée de l'auteur le fait d'avoir été, dès
sa naissance, perçu différent des autres et de là nié en tant qu'égal et que
personne. Ou plus terriblement encore en tant qu'être. Mais ce que ne voit pas
Wasselin, c'est que le racisme qu'il incrimine n'en fournit pas l'explication
finale. Il n'en est que le révélateur. L'un de ses plus visibles et plus
écœurants symptômes.
En fait ce que nous dit et répète J. Pautard tout au long de
son livre c'est que l'homme, tous les hommes, souffrent de cette
caractéristique fondamentale de leur nature qui est d'être divisée, réfléchie.
Et de ne percevoir leur être, qui est esprit mais aussi chair, qu'à travers
l'artifice des représentations. Qui ne sont que mirages. Théâtre. Faussetés.
Impostures. À cette condition originelle qui est de ne pouvoir s'être jamais
qu'en conscience, en mots, en images et jamais en réalité, nul n'échappe. Du
coup nul se sait jamais ni ne saura, qui il est, réellement. Son être lui
restant toujours à construire à travers de nouvelles et fuyantes
représentations. Qui lui compose ce grand chœur vide et fallacieux de miroirs
qui donne son titre au livre.
Le raciste, dans cette optique, est justement celui qui
replié sur son triste mais avantageux lot simplifié et caricatural d'images les
confond avec la réalité et habitant, sans distance aucune, le sentiment
d'existence pleine et entière qu'elles lui apportent, assigne l'autre à la
prétendue infériorité que son esprit captif l'amène à voir en lui. Ce par quoi,
pour sa part, il échappe à l'inquiétude fondamentale et permanente d'être.
Une fois cela posé qui fait je crois le fond structurant de
la pensée à l'œuvre dans Grand chœur vide des miroirs dont le
long texte intitulé Lanterne magique montre bien qu'il possède
une visée tout autant anthropologique que biographique, on comprendra plus
facilement les textes différents dont se compose l'ouvrage. Et tout
particulièrement l'opposition qu'établit l'auteur entre ces deux centres
urbains privilégiés de son histoire que sont la ville de Vesoul dont il brosse
le portrait des pages 65 à 95 et celle de Paris sur laquelle se recentre sa
réflexion, à la fin de son livre, sur près d'une soixantaine de pages ( p. 123
à 192 )
Vesoul, la petite ville où Jacques Pautard aura vécu - en
maison de correction et en apprentissage - une bonne partie de son enfance et
de son adolescence, est précisément pour lui le lieu où il aura principalement
fait l'expérience de la volonté des autres de l'enfermer, de le nier, dans les
images. Ville naine écrit-il petite ville qui
ment ! si lamentablement, si désespérément qu'il en viendrait
même à vouloir la consoler , n'était qu'à la différence de Paris, Vesoul, comme
toutes les petites villes étriquées, bien pensantes, honnêtes, de la terre,
enfermées dans leurs certitudes, leurs croyances arrêtées, n'a fait par sa
sournoise charité que répondre à ses plus vertes espérances, en
le clouant sur sa croix plus sûrement que la haine, en
l'établissant inférieur mieux que le pire apartheid.
Ce qui sauve en revanche Paris, ville par excellence du
théâtre, n'est évidemment pas son innocence. C'est l'énergie libératrice, qu'artiste
en beaux mensonges et martyre en vérités nues, cette ville inconciliée met
à jouer de la multiplicité de ses visages, sans jamais s'arrêter ni se figer,
acceptant magnifiquement d'être, quant à elle, ce faux seul, par lequel,
nous dit l'auteur, vivre s'habite.
C'est ainsi que Paris aura pu être pour Jacques Pautard une
expérience majeure de conquête et de compréhension, d'affirmation de lui-même.
Cette conquête dont Grand chœur vide des miroirs dessine en
creux l'histoire, aura cependant commencé à l'intérieur même déjà de cette
maison de correction que dénonce avec force l'un des plus beaux textes du livre
intitulé Les Cœurs verts, qui rappellera peut-être à certains ce
livre majeur écrit il y a une trentaine d'années par Marie Rouanet,
intitulé Les enfants du bagne. Elle aura commencé par le simple
éveil de l'intelligence nue prenant conscience de la
perversité des éducateurs sadiques. Elle se sera prolongée dans l'amitié
grave liant entre elles les victimes de leur cruauté. Se sera élargie
en solidarité à tous les sangs humiliés répandus à travers le monde.
Car c'est en bas, tout en bas du monde écrit Jacques
Pautard que s'apprennent au réel les solidarités humaines (p.
40 ). Et qu'apparaissent parmi ces garçons de force et d'affection sans
autres bornes que leur corps (…) ce qu'il est de plus redoutable et de plus
précieux aux cités: des gens capables d'engager entièrement leur existence, de
prendre vraiment à leur compte le défi d'être des hommes.
Ces tout jeunes êtres niés, que la société veut
réduire à leur seul usage pratique ( p. 47 ), en faire les
serfs, le bétail que le monde les désirait, ont aussi faim, nous affirme
Pautard, de beauté et de pensée. Et c'est, à nos yeux, l'un des mérites
fondamentaux de son livre que d'évoquer l'importance vitale que la découverte
d'œuvres littéraires et artistiques insoumises comme celles de Rimbaud de Van
Gogh mais aussi de Marx, de Gauguin, de Cézanne ou de Picasso eurent pour lui
et certains de ses camarades. Cette capacité des grandes œuvres et du savoir à
"désemmurer" les esprits, à leur ouvrir des routes, Jacques Pautard
craint toutefois qu'elle ait disparu, tant nous dit-il nous avons tout
sacrifié de nous aujourd'hui à l'Amérique. Tant aujourd'hui du ciment dont
on ouvrait autrefois des fenêtres on dresse aujourd'hui des murs. De même que
semble avoir disparu l'ouvrière amitié de la mécanique. La possibilité aussi
d'une vie à la seule force de ses bras. Ou d'une vie comme il la célèbre dans
le premier et le dernier des textes de son livre, vouée tout entière à
l'invention de la route. À cette mise en chantier permanente de soi avec le
monde dont elle est, merveilleuse, la chance.
Reste nous dit cependant Jacques Pautard, la poésie qui est
une autre façon de prendre aujourd'hui la route. Peut-être. Mais quand on voit
le peu d'influence qu'elle exerce, le peu de temps qu'on lui consacre, la
superficialité des commentaires que les rares "spécialistes" ou
amateurs lui accordent, on peut se montrer un peu moins optimiste. Surtout
quand on voit comment aujourd'hui s'est renforcée me semble-t-il la capacité de
l'époque à étiqueter chaque chose. S'enclore dans les bien-pensances.
Développer ses techniques subtiles de manipulations. En faisant croire à chacun
qu'il est. Qu'il existe. Et, unique, qu'il compte ! Quand il n'est que
compté. L'ombre même d'un nombre.
On aurait bien des choses à dire sur le livre de Jacques
Pautard dont la lourdeur parfois extrême n'empêche heureusement pas de laisser
passer le souffle éprouvé et toujours urgent de la vie. Chose aujourd'hui qui
n'a pas de prix. Aussi lui souhaitons-nous de trouver ses lecteurs. Qu'il ne
devrait pas laisser indifférents. Car, non seulement ce livre est un
réquisitoire terrible contre tout ce qui, depuis toujours, constitue le crime
toujours insuffisamment pensé de l'homme contre l'homme, une recherche obstinée
de compréhension et de construction de soi par delà l'impossibilité reconnue
d'y parvenir jamais, mais c'est aussi le poignant et vibrant témoignage d'une
vie qui ne se sera jamais résignée et à travers laquelle chacun, qu'il soit
victime ou bourreau potentiel, aura sa part encore, noire ET blanche, à
reconnaître. À surmonter.