samedi 1 février 2025

IMAGES DE GIANDOMENICO TIEPOLO.


Je ne sais si je retournerai - l’âge ! - à la Ca’Rezzonico. Combien pourtant j’aimerais revoir la fresque du Mondo Novo de Tiepolo[1] et ses Pulcinelli ! Vraiment, je ne comprends plus trop, aujourd’hui, pourquoi cet artiste qui me semble, mais je n’ai rien d’un expert, tout aussi intéressant que Watteau avec lequel il partage d’ailleurs bien des choses, n’est pas davantage considéré, lui qui, à ma connaissance n’a encore fait l’objet, chez nous, d’aucun ouvrage d’importance. Et que beaucoup encore considèrent comme un « peintre mineur ».

Peintre virtuose au contraire, Giandomenico Tiepolo possède au plus haut point cette grâce, cette vivacité d’exécution, qui veulent ou plutôt font – car ici point d’affectation - que rien chez lui ne pèse ou bien ne pose. Il aura avec son père Giovanni Battista décoré les murs et les plafonds de certains des plus beaux palais d’Europe. Jusqu’à ce que toute la froideur du goût néoclassique vienne se substituer au dynamisme follement libre et lumineux, grandiose, de ce qu’avec mépris on appellera, dans le sillage de David, au tournant final donc du XVIIIème siècle, le « rococo ». Retiré les quelque vingt dernières années de sa vie, dans sa propre villa de Zianigo[2], il ne peindra plus, ou presque, que pour lui, ornant les murs et les plafonds de sa demeure de nouvelles figures qui ramènent le spectateur vers l’aujourd’hui d’un monde où les illusoires héros guidant d’une main à la fois sûre et légère le char qui leur faisait inventivement traverser le ciel, cèdent la place à des Polichinelles. 

Né d’un œuf couvé par une dinde, comme nous le montre l’un des 104 dessins que notre peintre a rassemblés dans un album intitulé Divertimento per li ragazzi, Polichinelle (Pulcinella) est bien sûr en premier lieu un grotesque. Lui qui pourtant n’est pas issu de la tradition vénitienne, est essentiellement pour Tiepolo un masque. Comme Venise aime en faire porter à ses habitants. Être mystérieux, ce drôle, difforme autant qu’agile, à la fois triste et joyeux, mené par ses appétits les moins nobles, se dédouble, se multiplie dans les images qu’il en donne. Affirme sa présence le plus souvent en foule. Dit quelque chose ainsi de notre humanité collective. Et triviale. Quelque chose aussi pour Tiepolo de son temps. Comme cette grande fresque aussi du Mondo novo, peinte par lui en 1791[3], qu’on peut considérer comme l’une des représentations les plus parlantes du monde tel qu’il est toujours et de plus en plus aujourd’hui. Ce monde de gobe-mouches voyeurs qui tourne au réel le dos.


 Mondo Novo ici, est l’appellation d’une attraction nouvelle qui consiste à faire apparaître les merveilles prétendues du monde à travers une machine optique. Un cosmorama[4]. C’est pour s’éjouir de l’artificiel spectacle qu’elle propose sous une tente installée au bord de la lagune, que toutes classes confondues, se presse la foule de vénitiens que Giandomenico a représentée. Hardiment. À sa manière. Car l’essentiel des personnages faisant de leur dos barrière masquent du même coup pour nous le spectacle qu’ils sont venus contempler. Quelques uns toutefois sont montrés de profil. Sur la droite, outre une jeune et jolie femme à bonnet blanc de dentelles, un couple d’hommes placés l’un devant l’autre observe avec sérieux ce qui se passe. Il s’agit de Giandomenico lui-même et de son père Gian Battista. Sur la gauche c’est un Polichinelle que l’on retrouve marquant un peu plus par là le lien particulier attachant cette figure au peintre. Enfin vers le centre de la composition c’est le profil inquiétant d’un masque à l’œil rouge dominant un jeune garçon qui s’est tourné vers un homme tenant un enfant sous son bras dans l’espoir qu’il le soulève à son tour pour lui permettre aussi de voir.

Giandomenico est un observateur aiguisé en même temps qu’amusé du monde qui s’agite sous ses yeux. Il aime avant tout la vie qui produit le mouvement. Cette vie qu’il met constamment en avant jusque dans ses sujets les plus graves. En témoignent par exemple non seulement ses dessins racontant la vie de ses Pulcinelli mais ceux aussi qui évoquent celle du Christ et des saints, qu’il réalise à la même époque et qu’on trouve en partie rassemblés dans un album du Louvre, daté à tort de 1760, l’album Fayet[5]. S’il passe avec tant d’aisance du registre tragique de la Passion et de la mort du Christ à celui, comique cette fois, de l’existence de Polichinelle[6], allant jusqu’à substituer à l’intérieur d’un décor très semblable les instruments de la Passion jetés au pied d’un cénotaphe, par un plat de gnocchis, ce n’est pas tant par dérision envers les choses sacrées que poussé par le sentiment qu’une même humanité fondamentale, peut par l’art s’exprimer, sous la diversité des conditions. Ce qui peut même aller plus loin comme le montre ce dessin extraordinairement libre de la Cène où au premier plan d’une tablée en fer à cheval rassemblant les apôtres, un chien lape l’eau du récipient où les bouteilles de vin qui deviendront le sang même du Christ ont été mises à rafraîchir. Oui, semble nous dire Tiepolo que nous soyons fils de Dieu, héros traversant le ciel, petit marquis à la promenade, gondolier s’enivrant à l’intérieur d’une taverne, âne sur un chemin tout à flanc de montagne menaçant de chuter au fond d’un précipice, ou chien mordant ses puces, nous participons d’un même spectacle qui n’en finit pas de se produire et de se renouveler. Qui est celui de la vie. Cette vie que représentent les personnages de la fresque du Mondo Novo qui de leur côté s’en détournent pour s’abandonner aux illusoires et surtout dérisoires images que leur propose une machine, sous le contrôle d’un charlatan qui debout sur son tabouret tente de son long bâton[7] de régler leur conduite.

Un bâton qui rappelle en effet ces bâtons de bouvier qu’on trouvera encore dans les toiles de Troyon ou de Jean-François Millet. Avant qu’on ne le retrouve partout, insidieusement multiplié, dans l’univers médiatique marchand qui nous est aujourd’hui imposé.



[1] C’est à Gian Battista le plus souvent qu’on pense quand on parle de Tiepolo sans davantage préciser. Je parle ici de son fils, Giandomenico. Tous deux sont représentés au plafond du palais du Prince-évêque de Franconie à Würzburg à l’intérieur d’une fresque grandiose représentant les quatre continents.

[3] C’est la fin très bientôt de la fameuse République de Venise. Juste avant qu’elle ne soit envahie par les troupes napoléoniennes. Que le Bucentaure ne soit détruit et la ville vendue pour finir à l’Autriche. En cette fin pour eux du monde, les habitants peints par Giandomenico se détournent des graves questions qui les concernent pour se laisser prendre au mirage de quelque lanterne magique.

[4] « Le spectacle lumineux des boîtes d’optique, ce « nouveau monde » […] connaît un tel engouement à travers l’Europe que les opticiens commercialisent des boîtes par centaines. Certaines, munies de miroirs réflecteurs, sont très sophistiquées et deviennent l’apanage des cabinets de curiosités de l’aristocratie. À Paris, le collectionneur Joseph Bonnier de la Mosson en possédait un modèle très luxueux à six vues successives, fabriqué par l’opticien Alexis Magny (1712-v.1777). Les colporteurs, qui jouent un rôle majeur dans la propagation des images lumineuses, s’en emparent aussi, montrant à travers les campagnes « la curiosité à voir », aux côtés de la lanterne magique. Plus la boîte d’optique est compliquée, plus elle est grande : un modèle conservé en Italie mesure plus de deux mètres de haut. Dans certains modèles, des décors ou des éléments organiques (fausses herbes, cailloux…) sont fixés en avant-scène, de façon à renforcer l’illusion de la perspective. Ajoutons enfin que les secrets de fabrication des boîtes et vues d’optique à effets lumineux ont été révélés par plusieurs auteurs au XVIIIe siècle, dont Edme-Gilles Guyot dans ses Nouvelles récréations physiques et mathématiques (Paris, 1772-1775), qui donne la description de boîtes magiques à miroirs aujourd’hui disparues. » https://www.reseau-canope.fr/les-transparents-de-carmontelle/mouvement-continue-et-art-trompeur-breve-histoire-de-lanimation-des-images/naissance-des-images-lumineuses.html#apparition

[6] Ceux qui pourront comparer ces dessins, ne serait-ce qu’en en recherchant comme je l’ai fait, la trace sur le net, ne manqueront pas d’être impressionnés par les correspondances et la relative unité de style et d’exécution existant entre ces deux univers pourtant bien distincts de représentation. Certes, ces œuvres suivent la même technique que celle du dessin au lavis, mais certains motifs, certaines figures mêmes passent uniformément d’un univers à l’autre. Un des motifs qui me semble t-il serait le plus intéressant à commenter, est celui de l’échelle dont la présence est si fréquente dans l’œuvre de Giandomenico. Ce qui finalement n’étonne pas de la part d’un fresquiste très tôt entraîné à décorer des plafonds. Et qui aura ainsi pu entraîner son esprit comme il aura fait son corps à passer de bas en haut comme de haut en bas. Avec souplesse. Et agilité.

[7] Ce long bâton en aura intrigué plus d’un. Dans un ouvrage intitulé la Bulle de Tiepolo, Philippe Delerm prétend qu’elle ne serait qu’une sorte de tuyau permettant à qui viendrait souffler dedans de former une bulle ! Il en prend pour preuve une version plus ancienne du Mondo Novo où justement tout au bout du dit bâton apparaîtrait une bulle. En fait celle-ci – mais je ne m’appuie que sur une assez mauvaise photo - a tout l’air d’une légère dégradation à ce niveau de la peinture. Et Delerm me semble prendre ses désirs pour une réalité. D’ailleurs l’homme sur son tabouret ne souffle dans rien. Si l’on veut vraiment, à propos d’une toile, dire quelque chose sur la bulle, symbole comme on sait de la fragilité de notre condition, voir mon billet intitulé Homo Bulla ? (http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2020/11/homo-bulla.html )

 

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