Bien. Je repousse depuis trop longtemps l’idée de dire quelque chose de ces livres qu’assez souvent je reçois et qui pour n’être pas dépourvus d’intérêt n’en sont pas moins, pour moi, éloignés de ce que personnellement je considère être de la poésie.
Souvent écrits par des êtres sensibles entretenant un généreux commerce avec la chose, qu’elles achètent, recommandent et déclarent volontiers placer au-dessus du reste, les livres auxquels je pense sont des ouvrages qui sous l’étiquette de la poésie se proposent de faire état des blessures personnelles que sous les formes les plus diverses, la vie ne manque pas de faire subir indistinctement à tous. De façon plus ou moins grave. Ces écritures qu’on peut dire de l’intime relèvent d’une forme d’autobiographie à vocation plus ou moins thérapeutique dont je m’en voudrais de nier l’importance.
Dans le tout premier paragraphe de sa longue Lettre à un religieux publiée par Gallimard en 1951, Simone Weil affirme que « n’importe quelle peine est acceptable dans la clarté ». C’est l’un des fondements du traitement psychanalytique, qui explique cette recommandation faite à beaucoup de ceux qui souffrent, de tenter par l’écriture d’offrir un exutoire au mal qui les affecte et de se replacer ainsi non plus en position de victime mais dans celle plus valorisante et fortifiante de Sujet.
Exprimer ses émotions, les mettre de préférence en formes, reste donc et doit rester l’une des fonctions essentielles du langage.
Par ailleurs, partager par le livre avec d’autres, l’expérience d’une souffrance, d’un combat, qui pour être à chaque fois singuliers, n’en procède pas moins d’une condition commune, n’est en rien chose vaine. Tant tout à mes yeux est bon qui fait comprendre que rien de ce qui nous arrive, nous frappe et parfois nous affole, n’est inédit dans ce monde. Et qu’existent toujours autour de nous des sociétés plus ou moins fraternelles de semblables vulnérables, capables de nous redonner force.
Il n’empêche cependant que toute parole issue directement d’un moi cherchant par elle à se traduire n’en devient pas pour autant de la poésie. Il n’existe pas de poésie descriptive. Je m’explique. La poésie telle que je l’entends n’est en rien réductible au seul signifié identifiable d’une souffrance, au récit bien établi des étapes d’une maladie, à la définition des maux de toutes sortes qui les accompagnent. Non qu’on ne puisse en faire un livre. Même un bon livre. Mais ce sera toujours un livre de prose. Pas de la poésie.
Qu’importe qu’un texte soit coupé en lignes plus ou moins régulières qui lui donnent l’apparence d’être en vers, libres de préférence. Qu’il s’orne au besoin de quelque image qui fasse elle aussi poétique, qu’il s’affranchisse encore de quelques règles élémentaires de grammaire commune. Le vers, l’image, les libertés grammaticales, ne participent vraiment de la poésie que lorsque la volonté de communication, transparente, le besoin d’expression, juste, puis toutes les marionnettes et les ressorts de l’art comme le disait Paul Celan reprenant ici le Lenz de Büchner, le cèdent au pouvoir singulier d’une parole exploratoire qui s’animant en voix ne cherche plus à s’abolir en représentation, s’habiller aussi d’une belle formule, mais se retourne vers sa vibrante et vivante origine.
Ceux pour qui la poésie consiste à figurer en phrases quelque état préexistant d’une situation, d’un sentiment qu’il leur semble important de produire aux yeux du public, auront peut-être quelque mal à comprendre ce que je viens de tenter d’expliquer. D’autant que l’époque incite chaque jour davantage à faire étalage de son moi quand ce n’est pas, pire encore, son ego, sans s’embarrasser plus avant d’interroger les spécificités de cette parole qui, je crois, ne peut à juste titre s’estimer poétique qu’à la condition d’échapper aux illusions confortables du discours, des conformismes du moment et de cesser de consentir aux ordinaires facilités du temps.
En effet, trop souvent le mariage toxique de l'individualisme et des signes extérieurs de modernité
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