C’est un texte court. Qui ne
répond certes pas à toutes les questions notamment politiques qu’il soulève
mais qui, rendant plus attentifs, nous conduit à aborder ces dernières avec plus
de lucidité et surtout de cette véritable et nécessaire humanité qui
permettrait de construire demain un monde enfin plus habitable. Pour tous. Confrontée
à la réalité à première vue sidérante de cette misère qui, venue d’un peu
partout, tente aujourd’hui de s’installer dans le peu d’espace que l’égoïsme et
l’arrogance de nos sociétés protégées, provisoirement lui abandonnent1, l’essayiste Marielle Macé dont nous apprécions depuis longtemps le travail, s’efforce, avec beaucoup
de pudeur mais aussi de résolution, de redéfinir le regard qu’il nous
appartient de poser sur ces populations démunies que nous aurions tort de ne
considérer, au mieux, que comme de malheureuses victimes.
Ceux qui suivent depuis ses
débuts notre blog gardent peut-être en mémoire la recommandation que nous avons
faîte, lors de sa publication, du beau livre de Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre rive, qui
avait, entre autre, le mérite de nous faire voir les migrations actuelles non
plus comme des actes de désespoir mais comme affirmations d’être relevant, pour
qui sait les comprendre de l’intérieur mais aussi dans leur histoire, d’une
véritable geste héroïque.
Sans bien entendu recourir au
caractère épique de la poète franco-sénégalaise, l’ouvrage de Marielle Macé nous
amène aussi à considérer autrement ces vies que nous sommes toujours trop
nombreux à recevoir comme « au fond
pas tout à fait vivantes » ou comme l’écrit Judith Butler qu’il cite « comme des non-vies, ou comme partiellement
en vie, ou comme déjà mortes et perdues d’avance, avant même toute forme de
destruction ou d’abandon ». Non !
Répond avec la plus grande énergie Marielle Macé : ces vies sont au
contraire « absolument vivantes » !
Et d’affirmer, comme nous le montre bien encore au passage le livre de Sophie G. Lucas, moujik moujik, que nous nous
réjouissons d’avoir sélectionné pour le Prix des Découvreurs 2018, que « les vies vécues sous condition d’immense
dénuement, d’immense destruction, d’immense précarité, ont sous ces conditions
d’immense dénuement, d’immense destruction et d’immense précarité, à se vivre.
Chacune est traversée en première personne, et toutes doivent trouver les
ressources et les possibilités de reformer un quotidien : de préserver,
essayer, soulever, améliorer, tenter, pleurer, rêver jusqu’à un quotidien, cette
vie, ce vivant qui se risque dans la situation politique qui lui est
faite. »
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Démantèlement par les CRS de la zone sud de la "Jungle" de Calais, le 16 mars 2016 |
Cette reconnaissance ne peut pas aller
sans colère. Colère devant « l’indifférence,
le tenir-pour-peu, par conséquent la violence et la domination […] toutes les dominations,
celles qui justement accroissent très concrètement la précarité. » Et là justement se trouve l’une des vertus
principales du poète, de l’artiste, affirme Marielle Macé qui rappelle Hugo,
Baudelaire, Pasolini et appuie sa réflexion sur l’Austerlitz de Sebald, la relation de Walter Benjamin à sa
bibliothèque, le film de Claire Simon, le
Bois dont les rêves sont faits, les récits attentifs mais dénués de pathos
d’Arno Bertina ou, pour finir, sur le très beau livre de Jean-Christophe
Bailly, Le Dépaysement dont elle
retient l’idée qu’un pays n’est pas un « contenant » mais « une
configuration mobile d’effets de bords » ce qui nous impose de « ne pas enclore chaque idée de vie mais au
contraire de l’infinir et reconnaître
ce qui s’y cultive ».
Car ce qui s’y cultive, souligne
bien Marielle Macé, n’est pas que la pure négativité de la souffrance, du deuil
et de la misère. S’y cultivent aussi l’adaptation, le bricolage, l’invention,
l’utopie, le rêve, … bref tout un système de compétences qui mis en œuvre avec parfois
de formidables énergies vise à organiser ou réorganiser la vie et à lui donner
ou redonner humainement forme. Les preuves n’en manquent pas. Comme ce dont
témoigne le travail du Pôle d’exploration
des ressources urbaines ( PEROU), un collectif de politologues, de juristes, d’urbanistes
d’architectes et d’artistes : l’installation en moins d’un an et dans les
conditions détestables qu’on sait, par les 5000 exilés de ce qu’on a appelé la
Jungle de Calais, de « deux églises,
deux mosquées, trois écoles, un théâtre, trois bibliothèques, une salle
informatique, deux infirmeries, quarante-huit restaurants, vingt-quatre
épiceries, un hammam, une boîte de nuit, deux salons de coiffure. »
Détruire à grands coups de pelleteuse comme le font les « autorités » cet existant, pour en
déloger les migrants ne se réduit pas simplement à réduire par les moyens de
notre technologie, mécanique et policière, des abris insalubres, montés à
partir de matériaux précaires qui défigurent le paysage, c’est surtout démolir
des idées, « des idées de vie, qui
se tiennent tout à fait hors de la vie partagée mais qui disent qu’on pourrait faire autrement et accueillir
autrement. »
Alors, oui, Sidérer, considérer, sous-titré Migrants en France, 2017 est
un livre qu’il faut lire pour, qu’enfin débarrassés de l’écœurante parure de
bons sentiments qui nous amènent à verser des larmes hypocrites sur les
souffrances dont le monde se contente trop souvent de nous livrer le spectacle,
nous nous mettions à reconnaître en chaque démuni une vie qui elle aussi
s’invente et se cherche et a toujours quelque chose à nous dire. Pas seulement
sur ce qu’elle est mais aussi sur ce que nous pourrions être. Avec plus
d’intelligence et surtout de réelle attention envers tous ces possibles que
tellement, malgré tous nos savants discours et nos grandes mais infertiles résolutions,
nous négligeons2.
NOTES :
1.
On
lira à cet égard avec beaucoup d’intérêt les premières pages du livre qui
analysent avec acuité le paysage urbain dans lequel s’est établi le camp de
migrants et de réfugiés dont part Marielle Macé pour lancer sa réflexion sur le
caractère sidérant dans certaines de nos villes des indécents voisinages qui s’y
produisent.