J’entreprends ici de redonner certaines de mes notes de lecture que la suppression de mon ancien blog par son fournisseur, ont rendu inaccessibles. Occasion de revenir sur des ouvrages et des questions que je crois non dépourvus d’intérêt.
Écrire
dans les marges d'une œuvre, comme se l'est proposé Marie Huot dans Douceur
du cerf, est une entreprise risquée. A fortiori si cette œuvre présente
l'ampleur écrasante et la diversité de celle d'un romancier comme Jean Giono
qui, de Colline, son premier roman publié, à l'Iris de Suse,
son dernier, voire à Dragoon qu'il a laissé inachevé, a
multiplié les personnages, les formes, les perspectives et même les époques, à
travers une écriture qu'il a voulu jusqu'au bout en permanente invention.
On s'émerveillera donc de voir les 32 courts poèmes de Marie
Huot s'aventurer dans une telle entreprise. D'autant qu'elle y conjugue la
volonté de "tisser" aux histoires du formidable romancier
celles de ses "chers disparus", notamment un grand-père marin
dont la mort survenue un jour tout apprêté pour la joie fut pour l'image que
l'auteur se faisait du bonheur, une véritable catastrophe.
Heureusement, Douceur du cerf ne se
confronte pas à l'œuvre de Jean Giono. Dont elle ne se veut pas non plus le
commentaire. Lectrice admirative et sensible, profondément nourrie par
l'univers extraordinaire de l'écrivain, Marie Huot n'écrit que dans la lumière
de son œuvre, dans le prolongement amical de son rayonnement, se référant
certes à toute une série de personnages ou d'épisodes que les lecteurs
eux-mêmes éclairés reconnaîtront en partie mais dont tous ceux qui n'en sont
pas familiers ressentiront sans difficulté, je pense, le pouvoir de suggestion.
En fait, le "navire gros-ventre" à bord
duquel Marie Huot nous embarque "vers un port qui n'a pas de nom"
mais possède cependant, comme notre existence, "une oscillante réalité",
est une arche. Une arche qui, comme l'écrit Giono lui-même en prologue à
son Noé, n'a "aucune mesure matérielle". Car elle
est celle du coeur. Un coeur, mais dirons-nous aussi, une mémoire, suffisamment
ouverts pour y faire entrer et y conserver en vie "toute chair de ce
qui est au monde".
Ce monde qu'accueillent ainsi les poèmes de Douceur
du cerf est, chacun l'aura bien compris, moins le monde des réalités
immédiates et faussement tangibles que le monde étonnant, profondément animé,
vivant, qu'a pu réveiller voire même susciter dans le cœur même de l'auteur,
l'œuvre de Giono. Et les vraies richesses que ce dernier a pu célébrer,
l'exaltation de la nature, l'ouverture des sentiments qu'elle procure, tout
comme la lumière fabuleuse de la raie géante du Poids du ciel et
de Fragments d'un Paradis, les mains magiques de l'Artiste
des Grands chemins, pour ne rien dire des caractères merveilleux
qui parcourent le plateau de Que ma joie demeure, y ont autant
d'existence que le grand-père qui, tout au long du beau commerce d'images
qu'entretient le livre avec son lecteur, veille sur sa petite fille à bord de
son sous-marin.
"On ne sait pas très bien comment tout cela tient
ensemble", sinon que les diverses apparitions qui ponctuent et
traversent, comme celle d'Angelo, la scène de la plupart des poèmes, composent
au final une sorte de fête. Fête de l'être. Qui est aussi mémoire. Jouissance
rassemblée des livres et de la vie. Par laquelle le petit grand monde intérieur
de cette lectrice qu'est Marie Huot se plie et se déplie, ou plutôt s'ouvre et
se ferme devant nous comme on fait d'un jeu de cartes - il y en a précisément
32 - , pour mieux se conjuguer à ses propres réalités. Son propre manque. Ses
intimes questionnements.
Cela fait aussi comme un "théâtre de poche",
une croisière intérieure et lumineuse. Qui laissent le dernier mot à la nuit,
quand même. Afin que chacun - paysages, animaux, personnages, grand-père
revenu, auteur, lecteurs et jusqu'au grand Giono lui-même - puisse regagner son
territoire propre.
Avec tout son vivant. Son vivant agrandi. À bon port
parvenu.
G.G. Janvier 2014