« comment
/ inventer le passage/ la pensée au bord de ce lit/ près de celle qui veut
bien/ qu’on parle de tout/ sauf bien sûr/ et de ceci/ secrètement/ pas
même ? »
Au bord. Toujours
nous nous voyons renvoyés vers des bords. Des bords de vivre à ceux de la
pensée. Des bords de la pensée à ceux de la parole. De partout débordés aussi.
Par les choses. Les sentiments. Les idées. Par cette façon que nous avons de
pencher avec sur nous les ombres des autres. Les ombres aussi de l’espace. Et
du temps. Mais il nous faut l’épreuve de certaines expériences, celles souvent
de la perte et de la douleur, pour pleinement prendre conscience des limites de notre
condition qui fait que jamais nous ne pouvons totalement rejoindre. Jamais pleinement
nous fondre. Autrement que dans l’illusion. Même si nous avons inventé l’art et
la parole pour tromper nos insatisfactions.
C’est à cette dimension radicale de l’être que renvoie,
me semble-t-il, le dernier livre de Sereine Berlottier, justement intitulé Au bord. Se présentant comme une sorte
de récit en vers, lacunaire, elliptique souvent, mais suffisamment ancré dans
le détail des circonstances pour que les choses nous deviennent au fil des
pages, de plus en plus compréhensibles, le livre de Sereine Berlottier ne
cherche pas à broder sur les sentiments bien connus qui accompagnent la progressive
disparition d’un proche. Sans en passer par le fil trompeur des enchaînements
factuels et des analyses convenues, son livre s'efforce, dans un tâtonnement de
paroles, faisant parfois retour sur sa propre impuissance, de découvrir un
passage qui relierait son auteur non pas seulement à la personne de sa mère, d’abord
mourante puis morte, mais à quelque
chose de plus vaste, de moins facilement intelligible aussi, qui serait
l’espace où les cœurs ne se verraient plus partagés. Où chaque parole encore,
qu’elle porte sur le passé tout autant que sur le présent, serait enfin
pleinement accueillie, à demeure !
L’art étant forme et abstraction, cette aspiration
qui la porte, passe dans la matière du livre par un choix de vers libres porteurs de notations factuelles brèves, jamais
développées, parfois même amputées de leur complément et associées selon le
principe d’un montage à la fois sec et émouvant dans la mesure où l’on
comprend, ressent, assez vite que par-là s’exprime dans le même temps,
l’incisive attention de l’œil et de l’esprit et la confusion non moins certaine
du cœur et de la pensée qui se troublent.
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Louis Soutter, Ame partie. |
On n’arrache finalement jamais aux autres leurs
secrets. Et c’est d’autant plus difficile que nous leur sommes étroitement,
filialement, amoureusement liés. Et que nous les voyons partir sans avoir vraiment
pu les comprendre et encore moins les consoler. Alors, on aura beau se pencher
sur des carnets jaunis ceux-ci n’en garderont toujours pas moins leur part
d’ombre. D’autant que, pour ce qui est de Sereine Berlottier, à qui nous devons,
ce qui n’est sans doute pas un hasard, un bien beau livre sur le peintre
Soutter, intitulé Louis sous la terre,
le carnet de sa mère ne contient que des citations. Au bord desquelles comme - et ce n’est pas sans me rappeler le beau livre de Geneviève Peigné, L’Interlocutrice
- avec le livre de Nadejda Mandelstam où
elle aura souligné tous les passages qui parlent d’espoir, il lui faut se remettre
à tourner. Comme si pour finir, et c’est encore un autre bord, que constate
Sereine Berlottier (page 64), nous n’avancions dans l’incompréhension
fondamentale du plus intime de notre vie, qu’avec des pages qui nous sont
étrangères.
SUR CE LIVRE VOIR EGALEMENT :
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