lundi 28 septembre 2020

RECOMMANDATION. L’AUTRE JOUR DE MILÈNE TOURNIER AUX ÉDITIONS LURLURE. FORCE ET FRAGILITÉ DES PAROLES VIVANTES.

 

Il est des moments où la parole critique, celle qui tente un peu de rendre compte, a comme envie de s’effacer devant l’énigmatique évidence d’un texte. Ces moments finalement assez rares ne sont pas le signe d’une impuissance du lecteur à s’approprier à travers ses propres mots ce qu’une œuvre lui aura fait sentir et comment il en a été touché, non, c’est tout simplement que la force, l’illuminante clarté, qu’il trouve à certaines pages d’un livre qu’il a aimé, lui paraissent condenser sans en rien occulter, masquer, cette  « intensification charnelle du présent », pour reprendre une expression de Stéphane Bouquet, vers quoi pourrait bien tendre la part la plus vivante et nécessaire de la poésie.

 

Milène Tournier est une jeune femme de 32 ans, titulaire d’un doctorat en études théâtrales. Ses figures de référence sont le Rimbaud des fugues puis du grand rêve d’Afrique, l’Antigone antique aussi, qui creuse avec ses ongles pour « déraciner les lumières ». L’autre jour, que viennent de publier d’elle les éditions lurlure, est quasiment son premier livre, le précédent, Poèmes d’époque, publié dans la riche collection Polder de la revue Décharge qui l’aura fait découvrir, n’étant qu’un livret ne présentant d’elle qu’une trentaine de pages.

 

Disons le, il y a quelque chose de l’adolescence éternelle dans cette parole qui conjugue tout au long de ce livre, un désir infini d’expansion [1], faisant continuellement fi des limites couramment admises de notre condition, et un besoin tout aussi dévorant d’amour, d’attachement, de repli et de protection. Tout ici jusqu’à la façon qu’a son auteur de passer sans solution de continuité de la prose au vers, d’émouvoir la syntaxe, d’en déplacer les plis, sans pour autant chercher à trop s’en affranchir, témoigne de cette nécessité funambule d’accueillir pour les porter en soi les contraires. Au risque bien sûr de se briser.

 

En fait, je connais peu, de textes aussi bouleversants que ces Poèmes de famille, par quoi Milène Tournier nous fait entrer dans son livre. Et ces quelques pages où se dit, dans l’angoisse profonde d’avoir à les perdre un jour - source pour elle d’un sentiment de vulnérabilité extrême - la puissance de son attachement au père comme à la mère, empoigneront, je pense, plus d’un lecteur lassé comme moi des développement convenus qui prolifèrent sur le sujet.

 

On m’enterrera sous une autre époque que celle sur laquelle tout à l’heure je suis née. Mes mains ont cherché le visage de ma mère, le trou dans la vitre. Sur les tables à langer officielles ou de fortune, aire d’autoroute, lit d’invité, et pour que ne criât plus ma bouche qui criait, son nez a lu mon front de droite à gauche, de gauche à droite, comme une langue s’indécise. Trente ans durèrent trente ans. Mes bras prennent des bras dans leurs bras le soir, quand la lune prend le ciel. Il y a quelqu’un, précis comme un miracle, entre la lourde vitre du monde et le long trou du moi. Ma mort aura bientôt étalé et rapproché mes dizaines. Les mondes sont de très grands prématurés. J’attends ensemble la fin de la fin du monde. 

Maman je sais, un jour tout disparaît

Comme quand tu descends chercher la voiture au parking

Et moi j’attends en haut. 

Ainsi le déchirant se mêle-t-il au merveilleux dans cette œuvre où le souci constant, comme on vient de le voir, de la perte ou de l’abandon, se mêle à l’urgence toujours affirmée d’être « soulevée, emmenée, au voyage long, sans épaule », c’est à-dire, affranchie de tout lien, libérée de ses peurs, de vivre avec le plus d’ouverture et d’intensité possible. D’où cette présence constante au centre, du « je » le plus personnel mais d’un « je » rayonnant aussi, dirigé vers les autres et particulièrement les plus vulnérables. Poèmes des gens, quatrième des 13 sections qui compose le livre, nous fait ainsi approcher à côté de celle d’un homme qui se pense défiguré par des verrues au point de s’éprouver comme monstre, la situation bouleversante d’une vieille dame qui s’écroule devant le regard de son médecin qui lui demande « comment elle vit, en ce moment », celui d’une prof en fin de carrière qui a sacrifié sa vie à sa mère et s’imagine enfin passer sa retraite à ses côtés, celui d’un vieil homme devenu incapable de voir le rapport existant entre une table et une chaise…  Des passages d’autres sections nous entraînent vers des berges où campent des migrants, dans la tête de collégiens à l’intérieur de laquelle angoisses et rêves incessamment remuent. Et les journées de confinement dont le livre consigne les impressions les plus fortes et les rêves les plus déconcertants qu’elles provoquent, s’achèvent sur celui d’être Dieu. Mais un Dieu qui viendrait juste d’avoir enterré un ange.

 Ainsi, lourde d’émotions accumulées, à la fois puissante et fragile, centrifuge et centripète, la poésie de Milène Tournier se déploie de l’idée de sa naissance jusqu’à l’imagination de sa mort, se disant simplement « prêtée à la vie », traversant tout l’obscur comme toute la lumière des jours, dont elle fait ce jour autre, introuvable, ce jour intensifié, où enfin, par les mots, par la justesse d’une parole, d’un livre, de métamorphose en métamorphose, s’impose à elle l’évidence qu’elle peut bien désormais devenir « une des parts du monde où tout à l’heure » elle était venue se cacher.



[1] On en prendra pour seul exemple la série des rêves de quarantaine confinée qu’elle décline dans le dernier ensemble du livre…. Ainsi que la page que nous proposons de découvrir en extrait.

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