lundi 2 juin 2025

MIETTES À PROPOS DE M.E.R.E. RÊVERIE-AUSCHWITZ, DE JULIEN BOUTONNIER, AU DERNIER TÉLÉGRAMME.

Seules les pulsations du coeur retenaient ·Reitz désormais. Son organe battait encore bien qu’il n’y eût plus aucune nécessité d’alimenter un corps en oxygène. C’était une énigme. Pourquoi donc battait un coeur enseveli dans un corps de papier ? Quel était ce pouls qui demeurait maître du temps ? ·Reitz ne cherchait pas de réponse. Il se contentait de jouir de ce rythme. Ce battement était en lui-même la question, sa formulation et l’étendue considérable des réponses possibles. Alors ·Reitz comprit peut-être ceci. Un temps avait été provisoirement ouvert, comme on ouvre l’accès à un espace : son coeur battait pour la mer de cadavres nus. Nul retour à la vie, nulle descente des visages sur les corps anonymes, nul reflux du sang dans les membres durcis, nulle consolation, simplement une présence dans le meurtre, un don dérisoire sans doute, une venue : un coeur battait dans la mer de cadavres nus. Ainsi le meurtre souverain connaîtrait lui aussi, un instant, la mélodie territoriale du merle. ·Rêve l’avait dit : Le vif du rythme saisit le sang blanche.[1]

J’imagine assez bien la réaction perplexe du lecteur ignorant du travail de Julien Boutonnier, à la découverte de ce bref passage tiré de l’ouvrage que je viens de lui offrir à lire. M.E.R.E., sous titré Rêverie-Auschwitz, publié par les éditions du Dernier Télégramme est un livre monstre de près de 700 pages. Est-ce un récit ? Un traité ? Un composé de poésie visuelle ? Une histoire fantastique de métamorphose ? Un commentaire de rêve ? Un chant à la mémoire d’une mère. Et de tous les disparus ? Une réflexion sur les pouvoirs ou pas de la littérature ? Le statut particulier de celle qu’on appelle des camps ? Un tableau expressionniste de la dépression ? Une caricature des modes de pensée et d’organisation de nos sociétés d’imposition ? L’œuvre d’un fou littéraire qui, à la différence du personnage imaginé par Queneau dans La Petite gloire, se serait trouvé quand même des lecteurs ?

En fait, M.E.R.E., est un dispositif, une machine, complexe conçue non pour produire du sens, pas non plus pour produire du Rien comme pourrait nous conduire à le penser tel long passage de la dernière partie[2], mais de la signifiance. C’est-à-dire pour reprendre en partie certaines des expressions mêmes de l’auteur, que M.E.R.E. serait un ensemble d’images et de pensées qui bien que produites par une succession de phrases, relevant de l’ordre en soi de la nature morte, tentent de donner l’hospitalité à une présence vivante, une altérité puissante, un corps douloureux qu’il nous appartient d’accueillir dans la conscience elle même vivante et exigeante de nos vies.

Tournant de façon rendue par le titre évidente autour du trauma constitué par la disparition d’une mère[3], élargi de considérable façon à l’évocation du meurtre de masse accompli au cours de la seconde guerre mondiale, à Auschwitz, l’ouvrage de Julien Boutonnier me semble répondre à l’essentielle question qui est toujours de savoir, quoi, de ce qui est de l’être, qu’il soit en partie comme en totalité disparu, peut retrouver quelque chose de l’ordre d’une présence, se voir malgré tout pathétiquement prolongé dans le monde, à travers l’opération de sa réduction en livre. Sa transmutation en phrases. Sa métamorphose en mots. Son éparpillement en lettres[4].

Dans toute la complexité de son agencement, le livre de Julien Boutonnier nous propose ainsi une expérience singulière de lecture. Qui invite d’abord à rompre avec toute illusion référentielle. Non bien sûr qu’il fasse par principe fi de toute référence. Bien au contraire. La mort, le deuil, l’identité plus ou moins impossible, la solitude, le désir comme la volonté de se relier d’une manière ou d’une autre au vivant, sont au cœur de son projet. Mais à travers l’expérience proche de la parabole d’un personnage incertain, sans véritable visage qui progressivement se « lignifie » en s’écrivant, se dit quelque chose de la puissance non pas représentative, mais plutôt agissante de la parole. Par quoi certes elle ne vient pas combler une perte, une absence, mais leur trouver peut-être un contour. Leur donner aussi l’occasion d’une apparition. Et d’habiter un lieu.

Ce contour, c’est celui que selon Julien Boutonnier, le juif polonais Zalmen Gradowski, membre des Sonderkommandos d’Auschwitz, se sera ingénié, des profondeurs indicibles mêmes de l’horreur où il s’est trouvé plongé, à tracer dans ces carnets retrouvés à l’intérieur d’une gourde allemande, qu’il dédie à sa famille toute entière brûlée à son arrivée au camp. Commentant les mots de Gradowski déclarant vouloir par son manuscrit[5] « porter à jamais au fond du coeur l’image de ces vies éteintes devant nous» et plus particulièrement celle de cette « mer de cadavres » s’entassant sous ses yeux lors de l’ouverture des portes d’une chambre à gaz, Julien Boutonnier écrit que pour qui fait réellement hospitalité au texte de l’écrivain d’Auschwitz, «chaque lettre enchevêtrée aux autres lettres représente l’image d’une main, d’une tête, d’un dos d’un cadavre intriqué à d’autres cadavres. Chaque mot est l’image de l’image d’un cadavre exposé aux membres du Sonderkommando à l’ouverture des portes après un gazage. Chaque phrase figure l’image d’une succession de corps nus assassinés. Chaque paragraphe est l’image de l’image d’un empilement de cadavres nus. »

Ce qui implique à ses yeux des modes d’entrée dans le texte qui ne soient pas que de simple décodage lexicographique. Mais de nature proprement poétique. Comme celle qu’évoque le personnage de .Reitz qui ne se trouvant pas assez vivant pour pleurer, analyse ainsi le mot SPECTRE : « Il y a beaucoup de consonnes dans ce mot. Au début, on a s et p, puis après on a c, t et r. Toutes ces consonnes, c’est comme un mur. SPCTR. Aucune faille ne laisse envisager un devenir. Cette suite de consonnes, on dirait que c’est un monde où il n’y a de place pour personne. Une consistance idiote et muette. Alors la voyelle e troue ce mur. Elle fait une place. Mais e, cela pourrait être le corps de eux. Eux, les autres, les revenants, les morts. Mais aussi ceux qui ne sont pas encore nés. Même ceux qui ne naîtront jamais. E brise le mur des consonnes et les consonnes trouées prennent vie : le spectre est là, dans cette possibilité offerte. Le deuxième e, c’est déjà la fin, l’amoindrissement du fantôme, la retombée dans l’ordre ordinaire des présences et des absences. Mais cette fin n’annule pas la puissance d’apparition de eux, la brisure d’un monde trop plein. »

Disposant heureusement toujours de toute ma liberté de lecteur, je passerai ici sous silence bien des aspects et des dimensions de ce livre hors normes, qui donne aussi parfois l’impression de se jouer de son lecteur par le comique[6] de certaines de ces inventions et le caractère à première vue délirant[7] des formulations par lesquelles certaines séquences de l’ouvrage affectent d’en commenter ou d’en légiférer ce qui en constitue pour moi le cœur c’est-à-dire la façon dont le personnage central présenté dans la première partie comme plongé dans la déréliction la plus grande et comme affecté d’une perte quasi-totale de sentiment d’identité, se voit peu à peu pénétrer, remplir par les mots, d’abord de l’ancien prix Nobel de littérature,  Imre Kertész, puis de ceux de Gradowski, avant de voir son corps finir par devenir ce qu’il aspirait sans doute dès le début à être, c’est-à-dire un Livre.  Un Livre qui se termine, comme il se doit, par une saisissante libération de mots, de lettres mêmes, sur le blanc de quelques centaines de pages, où se rejouent les données et du rêve initial que nous a rapportées l’auteur, et l’essentiel de ce à quoi il aura donné lieu dans les premières parties du livre, nous incitant par là sans doute à faire plastiquement autant que physiquement l’expérience difficile de ce qui cherche à se reconstruire, puis apparaître et disparaître pour finir, à travers le langage : la vie. La vie, non dans sa Vérité une. Comme à jamais arrêtée[8]. Mais en suspension mouvante dans ses fragiles dépôts de lettres, comme les miettes, pourquoi pas, d’une soupe miso. [9]



[1] Page 178. Le mot « blanche » ici, accolé au mot « sang » n’est pas à interpréter comme une coquille. Julien Boutonnier machinant une œuvre d’abord passablement déroutante délivrant quand même à sa façon ses propres grilles d’interprétation, écrit ainsi dans un passage de la dernière partie du livre : « le blanche est un pur ne rien dire. Le cri est un ne rien dire qui cumule la voix comme le blanc les couleurs. Le cri est un blanche de la voix qui cumule la voix pour ne rien dire depuis la parole. » (Page 448). Où se retrouve à mes yeux certaines des considérations de J.J. Rousseau sur le langage originel, tel que l’analyse le philosophe Paul Audi dans son ouvrage déjà ancien Créer (2005), quand il parle de « la significativité de l’expression, qui ne renvoie l’expression à rien, c’est-à-dire à rien d’autre qu’elle-même, à rien d’extérieur à l’expressivité de l’expression comme telle ». (Verdier, p. 429)

[2] Sous-titré : Traité de la Valeur de la blanc et autres considérations managériales fondamentales (P. 439 et suivantes) dans lequel on pourra également suivre le discours bondissant autant qu’en grande partie énigmatique, d’un écureuil nommé Daschen !

[3] Voir aussi dans le Préambule : « 21 janvier 2019 / Quand j’ai commencé à traverser la frontière épaisse du deuil, cet espace de l’infidélité et de l’amour sans lendemain, je partageais ma peau avec le spectre d’une mère lamentable – comprendre une mère sur laquelle il est possible de se lamenter. Aujourd’hui que j’atteins la nuance infinie de la plaie, aujourd’hui que ce domaine de la frontière du deuil est le territoire identifié de mon écriture, je partage toujours ma peau avec le spectre d’une mère, mais cette mère est impossible désormais. Du lamentable à l’impossible, il fallut casser le mot MÈRE, en séparer les lettres pour instruire un acronyme, M.E.R.E, qui ne renvoie plus à une signification, mais instruit une présence inassouvissable. L’impossible, c’est le nom d’une mère morte. Le nom d’une mère impossible, ce sont toutes les phrases que nous pourrions écrire jusqu’à extinction de l’espèce humaine : la totalité des phrases à venir : la totalité du poème. » (Page 10).

[4] Qui ne sont que matières. Manières aussi, bien sûr. Mais de nature fondamentalement autre.

[5] On pourra lire ce texte dans la riche et indispensable présentation qu’en donne le Livre de poche (N° 30657) sous le titre évocateur de Des Voix sous la cendre, sous-titré Manuscrits des SonderKommandos d’Auschwitz-Birkenau.

[6] Voir à cet égard l’extraordinaire récit de la glissade, sur une peau de banane, de .Reitz.

[7] Voir en particulier le long passage consacré à la mise en scène des discussions au sein de cette très burlesque, en apparence, New York Fundamental Company. (Page 445 et suivantes).

[8] Voir la règle édictée par la New York Fundamental Company à propos de l’amphibologie maximale à rechercher au niveau de ses productions (Pages 469 à 475)

[9] Je ne puis m’empêcher ici de renvoyer mon lecteur à ce texte remarquable d’Alain Damasio que l’on trouvera sur mon blog, ( https://lesdecouvreurs2.blogspot.com/search?q=DAMASIO ) qui par bien des aspects recoupera aux yeux du lecteur attentif la conception du Livre qui me paraît être à l’œuvre dans celui de Julien Boutonnier. Il est tiré de son recueil de nouvelles Aucun souvenir assez solide. On y trouvera par exemple ces passages : « le Livre, s'il existait, ne pouvait qu'incarner, avec la plus féroce intensité, la vie — et plus profondément qu'incarner, mot presque statique, la faire fulgurer, siffler, se découdre comme une peau, pour libérer, par éclats — par écart et petit bond, salto, vague haute déferlée, rouleau ou ressac — une coulée de sang pur, d'un rouge d'encre longue, que rien ne pouvait faire sécher, ni vent ni temps, ni le soleil au zénith. » ou encore cette conviction qu’: « un texte unique, même court, recelait une potentialité vertigineuse de sens ; que les effets de rythme, dans le plan d'immanence sonore, pouvaient se démultiplier presque à l'infini, aussi bien par vibration moléculaire, de proche en proche, que par effet sonar, avec des sons pulsés dans le vide, sans écho audible, qui apportaient une respiration à même le bruissement ; enfin que le jeu des lettres et des mots, la proximité des signifiants […] pouvaient, si l'on en tenait compte «comme de spectres (c’est moi qui souligne) circulant dans l'ombre blanche de la page», ouvrir au Livre la diversité du vivant. »


 

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