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vendredi 15 mars 2024

RECOMMANDATIONS DÉCOUVREURS. PLACE AU ROMAN : DEUX ŒUVRES D’ANTICIPATION MAGISTRALES DE KIM STANLEY ROBINSON POUR COMPRENDRE CE QUI SE PASSE AUJOURD’HUI.


 

J’ai passé, en partie, ces deux dernières semaines, à dévorer deux longs romans de Kim Stanley Robinson, le célèbre auteur américain à qui l’on doit cette Trilogie de Mars que j’ai également lue et dont j’ai rapidement rendu compte il y a quelques mois sur ce blog.

Le Ministère du futur, centré sur la crise climatique commence en 2025 par l’évocation saisissante d’une canicule mortelle faisant des millions de morts en Inde et décrit les efforts ou pas entrepris à divers niveaux dans le monde pour se protéger de son retour ou de son extension. C’est ainsi qu’est créé par l’O.N.U. à Zurich, le Ministère du futur qui donne son titre à l’ouvrage.  Un ouvrage qui nous fait suivre sur plusieurs décennies l’action de l’équipe qui, à la tête du dit ministère, se voit chargée de réduire autant que possible pour l’humanité les risques climatiques.

dimanche 7 février 2021

ENJEUX DES FICTIONS ROMANESQUES. LITTÉRATURE ET ÉCOLOGIE, LE MUR DES ABEILLES DE PIERRE SCHOENTJES AUX ÉDITIONS CORTI.

Ce livre n’est pas un roman. Mais il aide à les lire. Ce livre n’est pas un traité de politique mais il aide à en comprendre les enjeux. Et aussi les ressorts. Ce livre n’est pas un manifeste en faveur de l’écologie mais après l’avoir lu on fera sûrement corps davantage avec le monde. Avec l’envie d’en prendre soin.

 

Littérature et écologie. Le mur des abeilles, le gros ouvrage de Pierre Schoentjes, professeur à l’Université de Gand, spécialiste de l’ironie, des romans de la Grande Guerre et fondateur de Fixxion, revue scientifique sur la littérature francophone des années 1980 à nos jours, explore à partir d’un riche corpus, les rapports que la littérature romanesque d’expression française, s’est mise, au cours des dernières décennies, à entretenir avec l’environnement et l’écologie[i].

 

Premier constat : c’est qu’à la différence de l’Amérique, les écrivains français – du moins ceux qui dans l’histoire littéraire peuvent légitimement prétendre à se faire une place - se sont longtemps méfiés de la nature. Le roman français est un roman des villes. Tourné davantage vers les problématiques sociales, par exemple, que vers les questions du climat, de l’animal et de l’équilibre à trouver avec l’ensemble du vivant. Si l’on ajoute à cela que les valeurs liées comme on dit à la terre, à l’heimat, sont longtemps restées dans nos imaginaires attachées à la propagande fasciste ainsi qu’à celle de Vichy, on comprendra qu’assez peu de romanciers dans un pays où l’écrivain se doit généralement de s’afficher à gauche, se soient empressés de s’emparer de ces espaces a priori douteux. C’est ainsi note Schoentjes « qu’il aura fallu attendre la fin de la première décennie du 21e siècle pour qu’une littérature exigeante aborde frontalement la question de la pollution des sols et de ceux – hommes et animaux – qui les habitent et souffrent de ce que les Trente Glorieuses présentaient comme le progrès. »[ii]

 

Toutefois, nombreuses sont aujourd’hui devenues les œuvres romanesques qui d’une façon ou d’une autre non seulement intègrent les préoccupations écologiques mais s’efforcent dans le même temps d’inventer des formes adaptées pour en parler. C’est qu’on ne fait pas la psychologie d’un nuage. Et que le temps de l’écologie est un temps bien plus long que le temps bien rapide de nos amours humaines. Ainsi, de la façon dont « Alice Ferney réactualise l’hagiographie, Wilhelmy le conte philosophique, Poix invente un langage spécifique pour dire l’univers des enfants-ferrailleurs d’Agbogbloshie, Wauters et Mauvignier construisent des fictions en fragments qui résonnent avec les univers – réalistes ou non– qu’ils font surgir, Graciano saisit la matérialité d’un monde archaïque à travers un vocabulaire qui le rend éminemment sensible, Plamondon et Bouysse jouent du contrepoint […], voire aussi la façon dont dans La Malchimie, Gisèle Bienne témoigne de la révolte d’une sœur face aux souffrances endurées par son frère, ouvrier agricole, victime de la nocivité des produits qu’il a manipulés sans protection, la liste est longue remarque Schoentjes des moyens à travers lesquels le roman environnemental contemporain s’efforce de trouver la forme qui permet de dire notre rapport à un monde dont la perception a profondément changé dans les dernières décennies. »

 

Toutefois en s’efforçant de rendre compte par des moyens nouveaux de ces relations nouvelles, le romancier s’expose au danger « d’attirer davantage l’attention sur le brio de l’écriture » et de détourner la curiosité du lecteur vers des enjeux plus esthétiques que proprement écologiques et politiques. Tel est le risque par exemple que prennent certains ouvrages virtuoses tel celui de Guillaume Poix (Les fils conducteurs,2017), ou celui de Laurent Mauvignier (Autour du monde,2014) chez qui, constate Schoentjes, « l’écriture kaléidoscopique faisant entendre une multitude de voix entend [certes] stimuler l’interrogation critique [mais du fait de ]  l’absence de perspective unifiée et de la multiplicité des cibles [qu’elle entraîne] risque de pousser le lecteur dans la supériorité morale de l’esthète qui s’estime au-dessus des partis et tire sa satisfaction de voir son bon goût partagé par tous ceux qui voient en [l’auteur] un maître de l’écriture. »

 


Comment par ailleurs, note Pierre Schoentjes « se saisir de problématiques de société majeures […] avec la volonté de faire œuvre d’art, sans tomber dans le voyeurisme ? Sans surtout se voir reprocher de construire sa renommée sur la misère d’autrui ? » Cette question du voyeurisme qui se pose de plus en plus bien sûr dans une société sacrifiant comme la nôtre aux chocs répétés de l’image, est justement bien problématisée par ce premier roman de Guillaume Poix, Les fils conducteurs, qui a soin pour dénoncer le scandale de la façon dont les pays riches se débarrassent de leurs déchets numériques en les entassant dans d’immenses décharges comme celle qu’il décrit sur les côtes du Ghana, de mettre en scène un jeune photographe qui lance sa carrière internationale en y allant photographier un jeune africain dont nous est raconté le lamentable destin. « Impossible [apparemment nous dit Schoentjes] de retrouver le chemin d’un engagement en littérature sinon en affrontant les ambiguïtés éthiques que cela entraîne.

 

Verte ou marron, le champ de plus en plus vaste qu’aujourd’hui couvre la littérature qu’on dira écologique se répartit grossièrement entre ces deux grands pôles. D’un côté les œuvres mettant en scène comme celles de Claudie Hunzinger (Bambois la vie verte, La Survivance)  des formes diverses de retour individuel, plus ou moins idéalisées, à la nature sinon totalement sauvage du moins encore relativement farouche et d’un contact pas toujours bien facile, de l’autre, des œuvres de dénonciation, témoignant d’un engagement plus large au service de grandes valeurs à vocation universelle, comme celle d’Alice Ferney, Le Règne du vivant, consacré au combat de Paul Watson pour la protection des baleines. Là-dessus encore, l’ouvrage de Pierre Schoentjes multiplie les commentaires éclairants qui aideront le lecteur que ne contentent pas les plaisirs immédiats et souvent un peu narcissiques que procure la lecture, à mettre en perspective les diverses représentations qu’élaborent les auteurs, afin d’élargir utilement sa réflexion.

 

À propos d’engagement, l’ouvrage de Schoentjes insiste d’ailleurs sur la façon dont, d’une manière quasi générale, le roman français évite de faire l’apologie de tout radicalisme. Effectivement, « la plupart des romans qui problématisent les questions environnementales argumentent de manière pacifique : les personnages qui emportent la sympathie des auteurs sont en majeure partie des non-violents. La littérature retrouve en cela la voix d’une écologie consensuelle, qui en appelle aux bonnes volontés et évite de désigner des coupables trop proches de nous : l’élevage industriel plutôt que le consommateur de viande, les grands groupes chimiques et pharmaceutiques plutôt que l’agriculteur qui traite ses cultures, l’État plutôt que l’automobiliste. » C’est qu’«à notre époque de terrorisme islamiste unanimement condamné, [l’apologie de la violence ] reste malgré tout plus délicat qu’il y a cinquante ans et plus. À l’époque, le contexte idéologique pouvait […] légitimer l’action brutale voire meurtrière dès lors qu’elle était au service de l’autodétermination de peuples colonisés ou d’une plus grande justice sociale. L’écologie n’est pas une cause suffisamment partagée pour que des militants puissent s’autoriser d’elle pour conduire des actions violentes, fût-ce dans l’univers imaginaire du roman. »

 

Qu’en est-il alors ici du pouvoir de la fiction ? L’empathie pour le vivant, la conscience des urgences environnementales auxquelles nous devrions au plus vite répondre, que se proposent de générer la plupart des œuvres qu’analyse Schoentjes sont elles condamnées à ne durer que l’espace d’une lecture, à ne s’imprimer qu’abstraitement à la surface de notre imaginaire ? Devons-nous accuser aussi les romanciers de plus en plus nombreux qui intègrent dans leurs ouvrages les grands thèmes de l’écologie de ne faire que sacrifier à la mode pour contenter les aspirations d’un public davantage avide de distinction symbolique que d’efficacité dans l’action ?

 

On retrouve là certains des éléments de ce vieux débat qui, à propos du témoignage de l’Histoire, opposa naguère le cinéaste et écrivain Jacques Lanzman à Georges Didi-Huberman quant à la possibilité que nous avons de donner sens par la seule vertu de la parole aux drames, aux tragédies que nous entendons dénoncer. La réponse de Schoentjes, se rapproche dans son livre de celle de G. Didi-Huberman, qui dans Ecorces, par exemple, nous fait comprendre que si bien sûr, nous restons toujours à la surface des choses, que de la réalité, à la rencontre de laquelle nous allons, nous ne ramenons jamais que des lambeaux, que dans la grande forêt des mondes dont nous cherchons à reconnaître ou découvrir les chemins, nous ne soulevons que de maigres écorces, nous ne pouvons rester, dès lors qu’une situation nous touche, sans parole et sans voix.

 

Et puis il ne faut pas oublier comme nous le rappelle bien pertinemment Schoentjes, que, face aussi à l’indifférence accrue du grand public pour les sciences dîtes humaines, les ouvrages de fiction, s’ils ne conduisent pas directement à s’engager, s’ils ne sont pas d’une efficacité politique immédiate, contribuent touche après touche et de plus en plus, à créer des réseaux de représentations, tout un substrat d’imaginaire, qui peu à peu, infusant dans les consciences se révèle durablement fertile, étant comme on le sait bien aujourd’hui le lieu principal où s’originent nos plus hautes valeurs. Ainsi, nous habituant peu à peu à considérer l’ensemble du vivant d’une manière différente et pourquoi pas avec les yeux des abeilles, les fictions écologiques ne peuvent que nous permettre d’élaborer ces nouvelles valeurs sur lesquelles nous appuyer pour rendre chaque jour moins impossible l’avènement d’un monde avec lequel, pour reprendre les mots de Bruno Latour – que bizarrement ne cite pas Pierre Schoentjes - nous pourrions, oubliant nos violences premières, entrer en négociation. En toute diplomatie.

 

À condition bien entendu, car la concurrence entre toutes les visions d’avenir n’en finit jamais d’évoluer, que l’imaginaire lié à la présente crise sanitaire recoupe le plus possible celui qu’aura généré l’urgence écologique. Et ne l’offusque pas.



[i] On ne peut reprocher bien entendu à un ouvrage aussi riche et fouillé que celui de Pierre Schoentjes de ne s’intéresser qu’à la littérature romanesque. L’érudition dont fait preuve l’auteur dans ce domaine et la précision de ses analyses sont admirables. On se contentera de remarquer que sur le plan de l’écologie la poésie n’est sans doute pas à la traîne vis-à-vis du roman, même si bien entendu ses approches sont différentes. Je me contenterai de mentionner pour ce qui est du contemporain le travail fondateur de Kenneth White, de Jean-Claude Pinson ou de Michel Deguy. 

[ii] « Peu de livres avant le début de notre siècle qui se soient vraiment préoccupés d’écologie » affirme Pierre Schoentjes qui cite toutefois bien entendu aussi bien Giono, Genevoix, que même Zola ou Jules Verne. J’ajouterai pour l’avoir découvert dans Fabuler la fin du monde de Jean-Paul Engelibert – dont la lecture complètera d’ailleurs très utilement celle du livre de Schoentjes - que c’est en 1805 qu’un certain Jean-Baptiste Cousin de Grainville publie Le Dernier Homme, fable apocalyptique dans laquelle il imagine une catastrophe climatique, consécutive aux outrances des sciences et de la technique, venant détruire l’ensemble de l’humanité.

 


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mardi 2 février 2021

QUE LA POÉSIE NOUS EMPORTE ! SUR VIVONNE LE TOUT DERNIER ROMAN DE JÉRÔME LEROY.

« On ne va pas s’arrêter de lire parce que c’est la fin du monde, si ? » C’est en nous mettant face aux sombres perspectives de l’effondrement, tout proche, des sociétés politiquement et technologiquement organisées dans lesquelles nous vivons encore, que le romancier et poète Jérôme Leroy, s’attache dans son dernier roman, Vivonne dont on appréciera bien sûr les connotations proustiennes, à mettre en évidence le pouvoir réellement magique, à ses yeux, de la littérature, en particulier de la poésie.

 

Vivonne est le nom d’un poète dont les textes ont la particularité de « transporter » non seulement en imagination, mais physiquement, dans un monde qui au sens propre les accueille, les lecteurs qui n’attendent plus rien de leur vie soit qu’ils sont arrivés à son terme, soit que les conditions qui leur sont faîtes la leur rendent impossible. Et bien entendu, plus le monde devient insupportable, et c’est le cas pour celui qu’imagine ici l’auteur, dévasté par les ouragans, les typhons, où la température des nuits d’hiver dépasse les 40 degrés, où notre beau pays de France et ses campagnes bucoliques sont devenus des lieux d’affrontement sanglants entre sectes politico-religieuses rivales[i] que le pouvoir central parvenu entre les mains de l’extrême-droite, les Dingues, ne parvient plus à contrôler, plus ce monde donc, que menace encore le Stroke, c’est-à-dire la panne informatique totale, devient insupportable, plus nombreux se font peu à peu ses lecteurs.

 

vendredi 25 septembre 2020

RECOMMANDATION. TOUJOURS L’INCONNU DE YANNICK KUJAWA.

Belle époque que celle où les bibliothèques d’entreprise étaient encore fréquentés par un peuple divers de lecteurs et lectrices rattachées au monde pourtant pas si facile du travail salarié. C’est ce qu’on se dit à la lecture du très beau livre de Yannick Kujawa, Toujours l’inconnu, qui prenant le prétexte d’une lointaine émission diffusée en 1967 par France Culture mettant en scène une rencontre un peu artificielle entre l’écrivaine Marguerite Duras et un groupe de lecteurs de la bibliothèque des Mines d’Harnes dans le Pas-de-Calais, nous amène, entre bien d’autres choses, à réfléchir à la relation que nous avons, chacun personnellement, avec les livres.

 

En choisissant de faire entendre le monologue intérieur d’une poignée de participants à cette rencontre que l’on peut toujours écouter en cherchant un peu sur le net, Yannick Kujawa dont on sait l’attachement très personnel qui le lie au bassin minier dont il a fait le cadre non seulement historique et sociologique, mais aussi affectif de ses précédents romans, nous invite à comprendre qu’au-delà de leur signification, disons intrinsèque, à supposer d’ailleurs qu’il en existe une, les œuvres littéraires, romans ou poèmes, voire essais, ne sont surtout pour leurs lecteurs qu’une occasion de relancer en soi, et par un jeu constant d’associations, pas toujours prévisibles, toute une activité psychique. Singulière et débordante [1].

 

Et c’est la belle idée de Yannick Kujawa que d’avoir imaginé à partir de ce que nous révèle l’enregistrement radiophonique de la rencontre, cette riche vie intérieure dont s’accompagnent les interventions de ses personnages, épouses de mineur, mineurs eux-mêmes, étudiant qui a perdu son père à la mine, ingénieur, et entraîné par la fiction, d’avoir jeté la lumière sur l’humanité profonde, la dignité, de ces personnes que l’émission qui les donne à écouter, ne pouvait que voiler.

 

Car il y a quelque chose d’un peu pervers dans cette rencontre qui procède sûrement des meilleures intentions. Envoyer sans prévenir un écrivain de la stature de Marguerite Duras, faire parler ex abrupto les habitués d’une bibliothèque populaire perdue au fin fond d’un bassin minier, à partir de textes inconnus, de Michaux, de Melville ou d’Aimé Cesaire,  c’est les plaçant dans une double ou triple situation d’infériorité, rejouer en fait, sur le plan culturel, la vieille scène bien connue du gentil colonisateur sensé, même s’il s’en défend, se trouver du côté des Lumières. À cet égard, le redoutable magnétophone Nagra dont il est régulièrement fait mention dans le livre n’est pas sans me faire penser à ces appareils photos dont nos anciens explorateurs avaient soin de se munir pour ramener chez eux leurs fameux clichés ethnographiques.

 

De cela les personnages de Y. Kujawa sont bien conscients eux qui se trouvent bien entendu flattés de l’intérêt qu’exceptionnellement on leur porte, mais qui s’inquiètent des stéréotypes à travers lesquels ils risquent d’être largement perçus [2]. Alors si certains se laissent aller à leur habituelle propension au bavardage, d’autres préfèrent se réfugier dans un silence qui dissimule les réflexions les plus profondes. Ainsi Michel :

 

On peut tout de même se demander pourquoi les Parisiens sont venus précisément dans notre bibliothèque. J'imagine qu'ils ont des contacts syndicaux, politiques. À moins que ce soit France Culture qui se soit occupé de tout ça, qui ait passé un coup de fil. En tout cas ils auraient pu se rendre dans une autre ville, une autre cité, et c'est tombé sur nous. Je ne m'en plains pas, ils se montrent avenants, ils font en sorte que ça parle, que ça réfléchisse, mais on se retrouve à représenter une communauté entière sans avoir rien demandé. C'est une responsabilité. Je ne dis pas que les intentions étaient mauvaises, seulement les actes ont des conséquences. Si des gens des Mines écoutent l'émission ils auront forcément quelque chose à redire. Pas par jalousie, non, parce que nous ne représentons que nous-mêmes. On se retrouve à parler pour les autres, en quelque sorte, on parle à leur place, même moi qui ne parle pas [3]. Cette histoire risque de nous retomber dessus.

 

Et c’est cela peut-être la grande leçon qu’on peut tirer du livre de Yannick Kujawa. C’est que s’il n’y a pas comme l’écrit Marguerite Duras de « petites gens », il n’y a pas non plus de gens du Nord, de mineurs, de femmes de mineurs, d’ingénieurs, comme il n’y a pas non plus d’écrivains, de producteurs de radio, il n’y a que des individus, des personnes, dont chaque histoire est singulière, chaque sensibilité et chaque intelligence possède ses propres caractéristiques. Derrière ce qu’est venue chercher l’équipe de France Culture, l’image globalisante d’une « espèce » sociale étrangère à son propre « habitus » parisien, image que l’émission enregistrée est sensée figer et même un peu rectifier au montage, existent dans la réalité des êtres dont le secret ne peut si facilement se livrer. Que le romancier, lui, peut sans doute comme il le fait ici approcher davantage. À la condition de leur laisser toujours leur part irréductible d’inconnu. D’inconnu oui. L’inconnu. Toujours et toujours l’inconnu.



[1] Yannick Kujawa est aussi professeur de lettres en lycée. Tous les professeurs devraient lire ce livre qui leur fera sentir comment un texte découvert en classe par leurs élèves peut-être éprouvé de l’intérieur par chacun d’eux y compris par ceux qui restent toujours muets. Personnellement c’est toujours ce type d’appropriation qui en classe m’a paru le plus fécond du point de vue de l’enrichissement personnel des jeunes que j’ai eus devant moi. Plus que le fameux dressage herméneutique qui a bien sûr aussi son intérêt mais davantage d’un point de vue technique et intellectuel que d’un point de vue humain.

[2] Surtout à une époque où l’industrie touristique n’a pas encore suscité d’attrait envers les régions marquées par un fort capital industriel ou populaire.

[3] Remarque qui concerne aussi bien entendu l’écrivain. Là est l’aporie à quoi se heurte ce type d’ouvrage c’est que pour donner corps à la parole profonde, intime de l’autre, il se voit obligé de parler à sa place. 

jeudi 30 avril 2020

PUISSANCE DES FICTIONS APOCALYPTIQUES. FABULER LA FIN DU MONDE DE JEAN-PAUL ENGÉLIBERT.


C’est vrai. Je ne partage pas le mépris dans lequel nombre de mes amis poètes, tiennent aujourd’hui le roman et de manière générale, la fiction. Incapable que je suis d'épouser leur conception du primat de l’écriture qui les amène à faire comme si cette dernière ne concernait que le mot, le vers, la strophe ou bien la phrase et ne s’étendait pas aussi à de plus grands ensembles, de plus vastes relations, de structure, de situations, de symboles, bref à tout ce qui, rassemblé dans un livre, un film, une œuvre d’imagination, organise ou désorganise les représentations, les informe, travaille les sensibilités, pour créer ou recréer, en nous, de la jouissance, du sens et des désirs d’action.

Certes je sais le caractère profondément aliénant de la plupart des fictions dont on cherche à nous repaître. Et sais bien l’importance prise aujourd’hui par les professionnels du storytelling dont l’objectif n’est que de permettre aux puissants, à travers tous les canaux qu’ils contrôlent, de mieux manipuler les masses pour asseoir toujours davantage leur pouvoir économique ou politique. N’empêche que, par la fiction, peuvent toujours s’expérimenter toutes sortes de rapports inédits au monde comme à soi-même, se découvrir de vastes pans de réalité, s’ouvrir aussi de nouvelles temporalités par quoi viennent s’élargir les consciences, s’approfondir les inquiétudes et se voir intelligemment relancé l’incessant entretien auquel nous oblige la dure et muette présence, sans rivage, des choses.

Réfléchissant, en cette période de catastrophe, à divers livres qui m’avaient marqué, abordant  la question de l’effondrement, de l’apocalypse, de la disparition, plus ou moins attendue, programmée, de nos inconséquentes et monstrueuses sociétés, je me suis rappelé l’ouvrage de Jean-Paul Engélibert, Fabuler la fin du monde, paru à  la Découverte en septembre 2019. S’appuyant sur un nombre restreint mais bien choisi d’œuvres telles que La Route de Mac-Carthy, l’Homme vertical de Davide Longo, la trilogie de Maddaddam de la canadienne Margaret Atwood, Cosmopolis de Don DeLillo, les pièces de guerre d’Edward Bond, des séries comme The Leftovers, des films tels The Ghost in the Shell de Mamoru Oshii ou  Melancholia de Lars von Trier ainsi que d’œuvres d’auteurs français : Robert Merle, Antoine Volodine, Cécile Minard, l’ouvrage met clairement en lumière que de telles fictions loin d’être une façon qu’aurait l’industrie culturelle de nous enfermer un peu plus dans l’univers démobilisateur voire infantilisant du spectacle, jouent au contraire un rôle d’éveil. Possèdent comme une fonction propédeutique, nous préparant psychologiquement à la perte tout en réaffirmant la nécessité de l’action et la création de nouvelles solidarités. Non plus essentiellement humaines. Mais avec l’ensemble du vivant. Quand ce n’est pas – voir Ghost in the Shell - avec les robots eux-mêmes.

Paul KLEE, L'Ange de l'avenir
Nourri des analyses de nombreux penseurs contemporains qui se sont attachés à alerter depuis longtemps sur les dérives suicidaires de notre civilisation planétaire ainsi que par la conception de l’Histoire de Walter Benjamin, particulièrement attaché à comprendre « la constellation des périls » qui menacent notre présent, à partir de leur « préhistoire », l’essai d’Engélibert a le mérite d’inscrire sa réflexion dans le cadre d’une vision historique et par conséquent politique de ce qu’on appelle l’anthropocène que contrairement à certains auteurs il se refuse à voir comme une fatalité, l’attribuant clairement, comme le faisaient déjà les toutes premières œuvres marquées par le développement de la puissance industrielle, aux défaites successives de la pensée face à la prise de contrôle de plus en plus hégémonique du monde par le grand capital.

Je ne sais plus trop où j’ai lu que les vrais écrivains étaient les remords de la conscience de l’humanité, la formule je crois étant du philosophe allemand Feuerbach. Cela se vérifie pleinement à travers les ouvrages évoqués par le livre d’Engélibert. Qui sans jamais chercher à répondre à notre besoin, d’ailleurs impossible à rassasier, comme disait Stig Dagerman, de consolation, sont animés de toute l’énergie du désespoir dont le poète Michel Deguy affirmait au cours des années 90 qu’elle était face aux catastrophes annoncées, le seul recours qui nous restait. Une fois rejetés les minables petits espoirs, les grossières illusions, les utopies adolescentes qui malheureusement rassemblent toujours autour d’eux cette majorité de têtes molles qui composent nos cercles soit-disant artistiques ou cultivés.

Et c’est là qu’encore une fois se vérifie ce merveilleux paradoxe qui veut que les œuvres les plus noires aient la plus grande utilité. Les récits d’apocalypse nous obligent en effet à nous réapproprier le temps, à sortir de notre engluement dans un présent devenu mortifère. Nous rendant, face à la catastrophe, un peu de cette énergie nécessaire aussi bien pour nous y préparer que pour, si c’est toujours possible, y résister. Toute peine disait la philosophe Simone Weil, est supportable dans la clarté. Et dans l’aveuglante clarté de notre fin dont chacune des fictions dont nous parle Engélibert nous aide à voir à quel point elle est déjà en œuvre au cœur même de notre présent, immanente à notre temps, l’espace qui se trouve ouvert devant nous a cela de positif qu’il nous rétablit en acteur. En Sujet. Dans la conscience élargie du sens que nous pouvons enfin donner à la façon que nous avons choisie de nous y confronter.