vendredi 25 septembre 2020

RECOMMANDATION. TOUJOURS L’INCONNU DE YANNICK KUJAWA.

Belle époque que celle où les bibliothèques d’entreprise étaient encore fréquentés par un peuple divers de lecteurs et lectrices rattachées au monde pourtant pas si facile du travail salarié. C’est ce qu’on se dit à la lecture du très beau livre de Yannick Kujawa, Toujours l’inconnu, qui prenant le prétexte d’une lointaine émission diffusée en 1967 par France Culture mettant en scène une rencontre un peu artificielle entre l’écrivaine Marguerite Duras et un groupe de lecteurs de la bibliothèque des Mines d’Harnes dans le Pas-de-Calais, nous amène, entre bien d’autres choses, à réfléchir à la relation que nous avons, chacun personnellement, avec les livres.

 

En choisissant de faire entendre le monologue intérieur d’une poignée de participants à cette rencontre que l’on peut toujours écouter en cherchant un peu sur le net, Yannick Kujawa dont on sait l’attachement très personnel qui le lie au bassin minier dont il a fait le cadre non seulement historique et sociologique, mais aussi affectif de ses précédents romans, nous invite à comprendre qu’au-delà de leur signification, disons intrinsèque, à supposer d’ailleurs qu’il en existe une, les œuvres littéraires, romans ou poèmes, voire essais, ne sont surtout pour leurs lecteurs qu’une occasion de relancer en soi, et par un jeu constant d’associations, pas toujours prévisibles, toute une activité psychique. Singulière et débordante [1].

 

Et c’est la belle idée de Yannick Kujawa que d’avoir imaginé à partir de ce que nous révèle l’enregistrement radiophonique de la rencontre, cette riche vie intérieure dont s’accompagnent les interventions de ses personnages, épouses de mineur, mineurs eux-mêmes, étudiant qui a perdu son père à la mine, ingénieur, et entraîné par la fiction, d’avoir jeté la lumière sur l’humanité profonde, la dignité, de ces personnes que l’émission qui les donne à écouter, ne pouvait que voiler.

 

Car il y a quelque chose d’un peu pervers dans cette rencontre qui procède sûrement des meilleures intentions. Envoyer sans prévenir un écrivain de la stature de Marguerite Duras, faire parler ex abrupto les habitués d’une bibliothèque populaire perdue au fin fond d’un bassin minier, à partir de textes inconnus, de Michaux, de Melville ou d’Aimé Cesaire,  c’est les plaçant dans une double ou triple situation d’infériorité, rejouer en fait, sur le plan culturel, la vieille scène bien connue du gentil colonisateur sensé, même s’il s’en défend, se trouver du côté des Lumières. À cet égard, le redoutable magnétophone Nagra dont il est régulièrement fait mention dans le livre n’est pas sans me faire penser à ces appareils photos dont nos anciens explorateurs avaient soin de se munir pour ramener chez eux leurs fameux clichés ethnographiques.

 

De cela les personnages de Y. Kujawa sont bien conscients eux qui se trouvent bien entendu flattés de l’intérêt qu’exceptionnellement on leur porte, mais qui s’inquiètent des stéréotypes à travers lesquels ils risquent d’être largement perçus [2]. Alors si certains se laissent aller à leur habituelle propension au bavardage, d’autres préfèrent se réfugier dans un silence qui dissimule les réflexions les plus profondes. Ainsi Michel :

 

On peut tout de même se demander pourquoi les Parisiens sont venus précisément dans notre bibliothèque. J'imagine qu'ils ont des contacts syndicaux, politiques. À moins que ce soit France Culture qui se soit occupé de tout ça, qui ait passé un coup de fil. En tout cas ils auraient pu se rendre dans une autre ville, une autre cité, et c'est tombé sur nous. Je ne m'en plains pas, ils se montrent avenants, ils font en sorte que ça parle, que ça réfléchisse, mais on se retrouve à représenter une communauté entière sans avoir rien demandé. C'est une responsabilité. Je ne dis pas que les intentions étaient mauvaises, seulement les actes ont des conséquences. Si des gens des Mines écoutent l'émission ils auront forcément quelque chose à redire. Pas par jalousie, non, parce que nous ne représentons que nous-mêmes. On se retrouve à parler pour les autres, en quelque sorte, on parle à leur place, même moi qui ne parle pas [3]. Cette histoire risque de nous retomber dessus.

 

Et c’est cela peut-être la grande leçon qu’on peut tirer du livre de Yannick Kujawa. C’est que s’il n’y a pas comme l’écrit Marguerite Duras de « petites gens », il n’y a pas non plus de gens du Nord, de mineurs, de femmes de mineurs, d’ingénieurs, comme il n’y a pas non plus d’écrivains, de producteurs de radio, il n’y a que des individus, des personnes, dont chaque histoire est singulière, chaque sensibilité et chaque intelligence possède ses propres caractéristiques. Derrière ce qu’est venue chercher l’équipe de France Culture, l’image globalisante d’une « espèce » sociale étrangère à son propre « habitus » parisien, image que l’émission enregistrée est sensée figer et même un peu rectifier au montage, existent dans la réalité des êtres dont le secret ne peut si facilement se livrer. Que le romancier, lui, peut sans doute comme il le fait ici approcher davantage. À la condition de leur laisser toujours leur part irréductible d’inconnu. D’inconnu oui. L’inconnu. Toujours et toujours l’inconnu.



[1] Yannick Kujawa est aussi professeur de lettres en lycée. Tous les professeurs devraient lire ce livre qui leur fera sentir comment un texte découvert en classe par leurs élèves peut-être éprouvé de l’intérieur par chacun d’eux y compris par ceux qui restent toujours muets. Personnellement c’est toujours ce type d’appropriation qui en classe m’a paru le plus fécond du point de vue de l’enrichissement personnel des jeunes que j’ai eus devant moi. Plus que le fameux dressage herméneutique qui a bien sûr aussi son intérêt mais davantage d’un point de vue technique et intellectuel que d’un point de vue humain.

[2] Surtout à une époque où l’industrie touristique n’a pas encore suscité d’attrait envers les régions marquées par un fort capital industriel ou populaire.

[3] Remarque qui concerne aussi bien entendu l’écrivain. Là est l’aporie à quoi se heurte ce type d’ouvrage c’est que pour donner corps à la parole profonde, intime de l’autre, il se voit obligé de parler à sa place. 

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