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Rassemblant, présentés tête-bêche, deux ensembles intitulés membres fantômes et temps mêlés, l’ouvrage que Claude Favre nous propose dans une belle édition de chez LansKine[1], s’inscrit tout en l’élargissant, dans la ligne de son précédent, Ceux qui vont par les étranges terres, les étranges aventures quérant. Tout en faisant aussi penser à ce fort livre de Marie Cosnay, Des îles, II. Île des Faisans 2021-2022, paru lui aux éditions de l’Ogre.
Il ne s’agit plus ici simplement, si je puis dire, des funestes migrations contemporaines ou de façon plus générale des errants qui de maison ne connaissent que l’ombre[2], mais de faire entendre l’universelle polyphonie des voix venues de tous les temps, les espaces, rappeler à la conscience l’oppression de l’homme par l’homme afin peut-être que « le dernier mot ne soit pas aux bourreaux qui racontent ». Ni non plus à ceux pour qui les souffrances humaines servent seulement à écrire des vers dont ils se font parure.
Entretissant, pêle-mêle, aussi bien les horreurs des déportations, des interrogatoires, des exécutions de l’époque nazie, que l’internement arbitraire d’un cinéaste ukrainien par le régime poutinien, les guerres du Golfe, la mort à Nantes de Steve Maia Caniço, tombé dans la Loire, les traversées de migrants sur toute l’étendue de la planète, les catastrophes écologiques, climatiques, le discours de la bien pensance comme celui de plus en plus décomplexé de l’égoïsme national, les interrogations, les lamentations, les espoirs aussi, même si le plus souvent avortés, des victimes, le texte de Claude Favre, principalement dans la partie intitulée temps mêlés, toute couturée qu’elle est de virgules qui sont ici moins des ponctuations, des pauses, que de véritables déplacements de focale, le texte de Claude Favre donc, se présente pour l’esprit comme un kaléidoscope du mal, formant et reformant, à partir parfois des mêmes éléments, une suite d’images composites, toujours en mouvement, de ce qu’est autour de nous le monde, dans sa puissance toujours en marche d’écraser.
Inventaire terrible, fertile litanie d’horreurs et de misères, qu’à peine viennent en nous repousser l’évocation des belles figures, Pasolini, Villon, Emily Dickinson, Virginia Woolf, Mandelstam, elles aussi d’ailleurs victimes de l’implacable méchanceté du monde, temps mêlés ne vise qu’à montrer, nous obliger à regarder, l’étendue de cette misère, Claude Favre s’y disant persuadée de ne pouvoir « toucher à l’extrême que dans la répétition » de ce qui à travers l’espace, comme à travers le temps ne fait effectivement sous toutes ses formes que se répéter.
Des faits donc. Des faits. Et rien qu’une sombre et amère révolte dans cette accablante et précise accumulation toute de bribes, échardes, fragments, lambeaux, arrachés au réel, que la conscience alertée de l’auteur rassemble à l’intérieur de paragraphes uniquement ponctuée de ces virgules qui lui confèrent ce phrasé particulier, tout en brisures, confrontations, suspends, qui n’est pas sans faire penser à quelque chose comme l’effort désespéré d’un insecte tombé au fond d’un verre et remontant puis en remontant encore et encore les glissantes parois pour tenter d’en sortir. Que peut la poésie là-dedans ? Sans doute pas grand-chose. « je ne sais pas quoi faire, qu’est-ce que je peux faire, avec les doigts du mieux possible » finit par écrire Claude Favre. C’est là peut-être la profonde humanité de ce texte que de nous tendre ce miroir éclaté, diffracté, de l’inhumanité de notre monde sans rien cacher de son désarroi.
[1] On s’étonnera peut-être du choix de couleurs et surtout de la figure découpée du pantin de Goya qui illustre doublement ici la couverture. Emprunté à la toile de Goya représentant un groupe de femmes faisant sauter, un pantin, symbole masculin, au-dessus d’un drap tendu, ce pantin motif principal d'une scène au caractère apparemment réjouissant cadre à priori mal avec le contenu, on le verra, du livre. Une analyse lumineuse que je dois à Pierre Fresnault-Deruelle, sur son blog, aide peut-être à mieux comprendre : Si peindre consista toujours à magnifier la “fabrica humana” (et à multiplier les « triomphes »), on sait que la situation « aérienne » des personnages ne concernait que les corps glorieux, les “putti” ou les saints intervenant “in extremis” dans l’histoire des hommes. Rompant, d’une part, avec l’esprit des prodiges religieux (Ascensions, Assomptions, Transfigurations et autres prouesses divines), n’ayant crainte, d’autre part, de faire de son homme volant une poupée grotesque, Goya innove en la matière. Mais, ce faisant, l’auteur du “Pantin” ruine la capacité du tableau de se présenter comme le lieu privilégié de l’exhaussement. Le « Pelele » n’a d’autre possibilité que celle de s’effondrer. Fétu dérisoire qui n’est pas sans évoquer l’inconsistance tragique de bien des existences.
[2] Adaptation d’une citation de Malcom Lowry dans Ceux qui vont par les étranges terres, les étranges aventures quérant.
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