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Durant toute une année, d’un 31 mai à l’autre, jour après jour, Milène Tournier s’est astreinte à rendre compte, parfois d’une simple ligne, parfois au moyen d’un texte plus long, des marches qu’elle a improvisées à travers l’espace sans cesse renouvelé et ouvert de la rue. Nous entraînant avec elle dans divers quartiers de Paris ainsi que de sa banlieue. Poussant parfois des pointes jusqu’à des localités plus lointaines.
La forme d’une ville, comme nous l’aura dit Baudelaire puis rappelé le regretté Jacques Roubaud[1], change plus vite hélas que le cœur des humains. Quand j’avais l’âge, un peu moins peut-être même, de Milène, je me promenais volontiers avec dans la poche le Piéton de Paris de ce Léon-Paul Fargue aujourd’hui quasiment oublié mais auquel à l’époque je vouais une sorte de culte pour la façon dont il ouvrait sa solitude à la « somme brasseuse et polymorphe »[2] du monde dont, y marchant lui aussi, infatigablement, il traversait l’assidu fourmillement.
Allant à leur tour à la rencontre de ce foisonnement, les textes de Milène Tournier se montrent toutefois bien différents de ceux du Piéton de Paris ou de Haute Solitude, cet autre maître livre du vieux poète parisien. Ce n’est pas seulement que le monde volontiers pittoresque de la première moitié du siècle dernier a presque aujourd’hui disparu. C’est aussi que si parfois, dans 31 kilomètres aujourd’hui, se retrouve la même capacité à retenir le réel à travers un système d’analogies étranges et fulgurantes, comme à travers cette évocation au Musée militaire d’un tank présentant un faux air de grand piano à queue, le regard que porte Milène Tournier sur la ville se montre beaucoup plus direct, présent, empli de l’immédiate fragilité de son objet, du tremblé de ses lignes que celui de son aîné qui vise surtout à la généralité nostalgique d’un tableau définitivement assuré dans son architecture, ses couleurs et ses traits.
Et c’est l’intérêt sans doute en partie de ce livre nouveau que de voir comment se réinvente cette poésie du quotidien, cette écriture des lieux qui fait de l’approche de nos espaces urbains et des vies qui s’y jouent, du cycle naturel et temporel des jours et des saisons qui tour à tour les illuminent et les obscurcissent, l’occasion encore pour nous, d’éprouver plus intensément, fragilement peut-être, notre propre sensibilité.
Il suffira je crois de lire les deux ou trois pages d’extraits que j’ai choisi de retenir, pour se faire une idée de l’ouverture de celle de Milène Tournier qui se tourne aussi bien vers les choses que vers les êtres. Vers elle-même aussi bien sûr, mais au travers le plus souvent des autres. Possédant cette qualité à mes yeux assez rare de savoir page à page recomposer dans ses textes l’image à la fois vivante et profonde d’un réel aux multiples dimensions ne s’arrêtant pas qu’à la chose vue.
Ainsi, repérant dans une boite de livres ces trois titres : Indignez-vous!, Le Bel avenir, Jusqu'au bout des rêves, c’est sans transition aucune, sans du tout commenter pour nous le cruel contraste que bien sûr nous remarquons, qu’elle évoque la prévisible destinée des hommes envoyés au même moment par la Russie au front, avant de revenir au spectacle d’un groupe d’élèves marchant en rang vers leur terrain de sport ! De la chose vue à la pensée puis de la pensée à d’autres choses vues, ce qui s’éprouve ainsi, sans explicitation ni emphase, c’est cette singulière façon dont l’atmosphère générale – sociale, économique et politique - du temps, comme celle aussi des saisons, colorent nos plus simples perceptions jusqu’à nous affecter en profondeur[3].
Ainsi, marquée presque toujours par la précarité douloureuse de l’instant, mais l’instant pris dans la conscience aigüe de notre condition générale d’être vivant dans une société qui, sans être dépourvue de chaleur, de tendresse n’a rien d’idyllique, où le vivant tout en restant conduit par ses rêves, inéluctablement est en chemin vers sa mort, la prose poétique de Milène Tournier, ses compte-rendus diffractés comme obstinés de déambulation, offrent au jour le jour un miroir assez saisissant de notre être intranquille au monde, notre être terriblement solitaire aussi et vulnérable, qui fait que même des jours bleus, comme elle le dit dans son tout dernier texte, il faut endurer la douceur.
[2] Préface du Piéton de Paris, Gallimard 1939.
[3] Voir dans nos extraits ce passage : « J'ai regardé enseignants et élèves entrer au grand lycée Jean-Baptiste Corot, et je savais que c'était mon siècle que j'étais en train de regarder — peut- être la sensation était-elle plus aiguë, à cause de la guerre. De la guerre ou de l'automne. »
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