Ce livre n’est pas un roman. Mais il aide à les lire. Ce
livre n’est pas un traité de politique mais il aide à en comprendre les enjeux.
Et aussi les ressorts. Ce livre n’est pas un manifeste en faveur de l’écologie
mais après l’avoir lu on fera sûrement corps davantage avec le monde. Avec
l’envie d’en prendre soin.
Littérature et écologie. Le mur des abeilles,
le gros ouvrage de Pierre Schoentjes, professeur à l’Université de Gand,
spécialiste de l’ironie, des romans de la Grande Guerre et fondateur de Fixxion,
revue scientifique sur la littérature francophone des années 1980 à nos jours,
explore à partir d’un riche corpus, les rapports que la littérature romanesque
d’expression française, s’est mise, au cours des dernières décennies, à
entretenir avec l’environnement et l’écologie[i].
Premier constat : c’est qu’à la différence de
l’Amérique, les écrivains français – du moins ceux qui dans l’histoire
littéraire peuvent légitimement prétendre à se faire une place - se sont
longtemps méfiés de la nature. Le roman français est un roman des villes.
Tourné davantage vers les problématiques sociales, par exemple, que vers les
questions du climat, de l’animal et de l’équilibre à trouver avec l’ensemble du
vivant. Si l’on ajoute à cela que les valeurs liées comme on dit à la terre, à
l’heimat, sont longtemps restées dans nos imaginaires attachées à la
propagande fasciste ainsi qu’à celle de Vichy, on comprendra qu’assez peu de
romanciers dans un pays où l’écrivain se doit généralement de s’afficher à
gauche, se soient empressés de s’emparer de ces espaces a priori
douteux. C’est ainsi note Schoentjes « qu’il aura fallu attendre la fin
de la première décennie du 21e siècle pour qu’une littérature exigeante aborde
frontalement la question de la pollution des sols et de ceux – hommes et
animaux – qui les habitent et souffrent de ce que les Trente Glorieuses
présentaient comme le progrès. »[ii]
Toutefois, nombreuses sont aujourd’hui devenues les œuvres
romanesques qui d’une façon ou d’une autre non seulement intègrent les
préoccupations écologiques mais s’efforcent dans le même temps d’inventer des
formes adaptées pour en parler. C’est qu’on ne fait pas la psychologie d’un
nuage. Et que le temps de l’écologie est un temps bien plus long que le temps
bien rapide de nos amours humaines. Ainsi, de la façon dont « Alice
Ferney réactualise l’hagiographie, Wilhelmy le conte philosophique, Poix
invente un langage spécifique pour dire l’univers des enfants-ferrailleurs
d’Agbogbloshie, Wauters et Mauvignier construisent des fictions en fragments
qui résonnent avec les univers – réalistes ou non– qu’ils font surgir, Graciano
saisit la matérialité d’un monde archaïque à travers un vocabulaire qui le rend
éminemment sensible, Plamondon et Bouysse jouent du contrepoint […], voire
aussi la façon dont dans La Malchimie, Gisèle Bienne témoigne de la
révolte d’une sœur face aux souffrances endurées par son frère, ouvrier
agricole, victime de la nocivité des produits qu’il a manipulés sans
protection, la liste est longue remarque Schoentjes des moyens à
travers lesquels le roman environnemental contemporain s’efforce de trouver la
forme qui permet de dire notre rapport à un monde dont la perception a
profondément changé dans les dernières décennies. »
Toutefois en s’efforçant de rendre compte par des moyens
nouveaux de ces relations nouvelles, le romancier s’expose au danger « d’attirer
davantage l’attention sur le brio de l’écriture » et de détourner la
curiosité du lecteur vers des enjeux plus esthétiques que proprement
écologiques et politiques. Tel est le risque par exemple que prennent certains
ouvrages virtuoses tel celui de Guillaume Poix (Les fils conducteurs,2017),
ou celui de Laurent Mauvignier (Autour du monde,2014) chez qui, constate
Schoentjes, « l’écriture kaléidoscopique faisant entendre une multitude
de voix entend [certes] stimuler l’interrogation critique [mais du
fait de ] l’absence de perspective
unifiée et de la multiplicité des cibles [qu’elle entraîne] risque de
pousser le lecteur dans la supériorité morale de l’esthète qui s’estime
au-dessus des partis et tire sa satisfaction de voir son bon goût partagé par
tous ceux qui voient en [l’auteur] un maître de l’écriture. »

Comment par ailleurs, note Pierre Schoentjes « se
saisir de problématiques de société majeures […] avec la volonté de faire œuvre
d’art, sans tomber dans le voyeurisme ? Sans surtout se voir reprocher de
construire sa renommée sur la misère d’autrui ? » Cette question du
voyeurisme qui se pose de plus en plus bien sûr dans une société sacrifiant
comme la nôtre aux chocs répétés de l’image, est justement bien problématisée
par ce premier roman de Guillaume Poix, Les fils conducteurs, qui a soin
pour dénoncer le scandale de la façon dont les pays riches se débarrassent de
leurs déchets numériques en les entassant dans d’immenses décharges comme celle
qu’il décrit sur les côtes du Ghana, de mettre en scène un jeune photographe
qui lance sa carrière internationale en y allant photographier un jeune
africain dont nous est raconté le lamentable destin. « Impossible [apparemment
nous dit Schoentjes] de retrouver le chemin d’un engagement en littérature
sinon en affrontant les ambiguïtés éthiques que cela entraîne.
Verte ou marron, le champ de plus en
plus vaste qu’aujourd’hui couvre la littérature qu’on dira écologique se
répartit grossièrement entre ces deux grands pôles. D’un côté les œuvres
mettant en scène comme celles de Claudie Hunzinger (Bambois la vie verte, La
Survivance) des formes diverses de
retour individuel, plus ou moins idéalisées, à la nature sinon totalement
sauvage du moins encore relativement farouche et d’un contact pas toujours bien
facile, de l’autre, des œuvres de dénonciation, témoignant d’un engagement plus
large au service de grandes valeurs à vocation universelle, comme celle d’Alice
Ferney, Le Règne du vivant, consacré au combat de Paul Watson pour la
protection des baleines. Là-dessus encore, l’ouvrage de Pierre Schoentjes
multiplie les commentaires éclairants qui aideront le lecteur que ne contentent
pas les plaisirs immédiats et souvent un peu narcissiques que procure la
lecture, à mettre en perspective les diverses représentations qu’élaborent les
auteurs, afin d’élargir utilement sa réflexion.
À propos d’engagement, l’ouvrage de
Schoentjes insiste d’ailleurs sur la façon dont, d’une manière quasi générale,
le roman français évite de faire l’apologie de tout radicalisme. Effectivement,
« la plupart des romans qui problématisent les questions
environnementales argumentent de manière pacifique : les personnages qui
emportent la sympathie des auteurs sont en majeure partie des non-violents. La
littérature retrouve en cela la voix d’une écologie consensuelle, qui en appelle
aux bonnes volontés et évite de désigner des coupables trop proches de nous :
l’élevage industriel plutôt que le consommateur de viande, les grands groupes
chimiques et pharmaceutiques plutôt que l’agriculteur qui traite ses cultures,
l’État plutôt que l’automobiliste. » C’est qu’«à notre époque de
terrorisme islamiste unanimement condamné, [l’apologie de la
violence ] reste malgré tout plus délicat qu’il y a cinquante ans et
plus. À l’époque, le contexte idéologique pouvait […] légitimer l’action brutale
voire meurtrière dès lors qu’elle était au service de l’autodétermination de
peuples colonisés ou d’une plus grande justice sociale. L’écologie n’est pas
une cause suffisamment partagée pour que des militants puissent s’autoriser
d’elle pour conduire des actions violentes, fût-ce dans l’univers imaginaire du
roman. »
Qu’en est-il alors ici du pouvoir de la fiction ?
L’empathie pour le vivant, la conscience des urgences environnementales
auxquelles nous devrions au plus vite répondre, que se proposent de générer la
plupart des œuvres qu’analyse Schoentjes sont elles condamnées à ne durer que
l’espace d’une lecture, à ne s’imprimer qu’abstraitement à la surface de notre
imaginaire ? Devons-nous accuser aussi les romanciers de plus en plus
nombreux qui intègrent dans leurs ouvrages les grands thèmes de l’écologie de
ne faire que sacrifier à la mode pour contenter les aspirations d’un public
davantage avide de distinction symbolique que d’efficacité dans l’action ?
On retrouve là certains des éléments de ce vieux débat qui,
à propos du témoignage de l’Histoire, opposa naguère le cinéaste et écrivain
Jacques Lanzman à Georges Didi-Huberman quant à la possibilité que nous avons
de donner sens par la seule vertu de la parole aux drames, aux tragédies que
nous entendons dénoncer. La réponse de Schoentjes, se rapproche dans son livre
de celle de G. Didi-Huberman, qui dans Ecorces, par exemple, nous fait
comprendre que si bien sûr, nous restons toujours à la surface des choses, que
de la réalité, à la rencontre de laquelle nous allons, nous ne ramenons jamais
que des lambeaux, que dans la grande forêt des mondes dont nous cherchons à
reconnaître ou découvrir les chemins, nous ne soulevons que de maigres écorces,
nous ne pouvons rester, dès lors qu’une situation nous touche, sans parole et
sans voix.
Et puis il ne faut pas oublier comme nous le rappelle bien
pertinemment Schoentjes, que, face aussi à l’indifférence accrue du grand
public pour les sciences dîtes humaines, les ouvrages de fiction, s’ils ne
conduisent pas directement à s’engager, s’ils ne sont pas d’une efficacité
politique immédiate, contribuent touche après touche et de plus en plus, à
créer des réseaux de représentations, tout un substrat d’imaginaire, qui peu à
peu, infusant dans les consciences se révèle durablement fertile, étant comme
on le sait bien aujourd’hui le lieu principal où s’originent nos plus hautes
valeurs. Ainsi, nous habituant peu à peu à considérer l’ensemble du vivant
d’une manière différente et pourquoi pas avec les yeux des abeilles, les fictions
écologiques ne peuvent que nous permettre d’élaborer ces nouvelles valeurs sur
lesquelles nous appuyer pour rendre chaque jour moins impossible l’avènement
d’un monde avec lequel, pour reprendre les mots de Bruno Latour – que
bizarrement ne cite pas Pierre Schoentjes - nous pourrions, oubliant nos
violences premières, entrer en négociation. En toute diplomatie.
À condition bien entendu, car la
concurrence entre toutes les visions d’avenir n’en finit jamais d’évoluer, que
l’imaginaire lié à la présente crise sanitaire recoupe le plus possible celui
qu’aura généré l’urgence écologique. Et ne l’offusque pas.
[i] On
ne peut reprocher bien entendu à un ouvrage aussi riche et fouillé que celui de
Pierre Schoentjes de ne s’intéresser qu’à la littérature romanesque.
L’érudition dont fait preuve l’auteur dans ce domaine et la précision de ses
analyses sont admirables. On se contentera de remarquer que sur le plan de
l’écologie la poésie n’est sans doute pas à la traîne vis-à-vis du roman, même
si bien entendu ses approches sont différentes. Je me contenterai de mentionner
pour ce qui est du contemporain le travail fondateur de Kenneth White, de
Jean-Claude Pinson ou de Michel Deguy.
[ii]
« Peu de livres avant le début de notre siècle qui se soient vraiment
préoccupés d’écologie » affirme Pierre Schoentjes qui cite toutefois bien
entendu aussi bien Giono, Genevoix, que même Zola ou Jules Verne. J’ajouterai
pour l’avoir découvert dans Fabuler la fin du monde de Jean-Paul
Engelibert – dont la lecture complètera d’ailleurs très utilement celle du
livre de Schoentjes - que c’est en 1805 qu’un certain Jean-Baptiste Cousin de
Grainville publie Le Dernier Homme, fable apocalyptique dans laquelle il
imagine une catastrophe climatique, consécutive aux outrances des sciences et
de la technique, venant détruire l’ensemble de l’humanité.
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