Il est des moments où la parole critique, celle qui tente un
peu de rendre compte, a comme envie de s’effacer devant l’énigmatique évidence
d’un texte. Ces moments finalement assez rares ne sont pas le signe d’une
impuissance du lecteur à s’approprier à travers ses propres mots ce qu’une
œuvre lui aura fait sentir et comment il en a été touché, non, c’est tout
simplement que la force, l’illuminante clarté, qu’il trouve à certaines pages
d’un livre qu’il a aimé, lui paraissent condenser sans en rien occulter,
masquer, cette « intensification
charnelle du présent », pour reprendre une expression de Stéphane
Bouquet, vers quoi pourrait bien tendre la part la plus vivante et nécessaire
de la poésie.
Milène Tournier est une jeune femme de 32 ans, titulaire
d’un doctorat en études théâtrales. Ses figures de référence sont le Rimbaud
des fugues puis du grand rêve d’Afrique, l’Antigone antique aussi, qui creuse
avec ses ongles pour « déraciner les lumières ». L’autre
jour, que viennent de publier d’elle les éditions lurlure, est quasiment
son premier livre, le précédent, Poèmes d’époque, publié dans la riche collection
Polder de la revue Décharge qui l’aura fait découvrir, n’étant qu’un livret ne
présentant d’elle qu’une trentaine de pages.
Disons le, il y a quelque chose de l’adolescence éternelle
dans cette parole qui conjugue tout au long de ce livre, un désir infini
d’expansion , faisant
continuellement fi des limites couramment admises de notre condition, et un besoin
tout aussi dévorant d’amour, d’attachement, de repli et de protection. Tout ici
jusqu’à la façon qu’a son auteur de passer sans solution de continuité de la
prose au vers, d’émouvoir la syntaxe, d’en déplacer les plis, sans pour autant
chercher à trop s’en affranchir, témoigne de cette nécessité funambule d’accueillir
pour les porter en soi les contraires. Au risque bien sûr de se briser.
En fait, je connais peu, de textes aussi bouleversants que
ces Poèmes de famille, par quoi Milène Tournier nous fait entrer dans
son livre. Et ces quelques pages où se dit, dans l’angoisse profonde d’avoir à
les perdre un jour - source pour elle d’un sentiment de vulnérabilité extrême -
la puissance de son attachement au père comme à la mère, empoigneront, je pense, plus d’un lecteur lassé comme moi des développement convenus qui prolifèrent
sur le sujet.
On m’enterrera sous une autre
époque que celle sur laquelle tout à l’heure je suis née. Mes mains ont cherché
le visage de ma mère, le trou dans la vitre. Sur les tables à langer
officielles ou de fortune, aire d’autoroute, lit d’invité, et pour que ne criât
plus ma bouche qui criait, son nez a lu mon front de droite à gauche, de gauche
à droite, comme une langue s’indécise. Trente ans durèrent trente ans. Mes bras
prennent des bras dans leurs bras le soir, quand la lune prend le ciel. Il y a
quelqu’un, précis comme un miracle, entre la lourde vitre du monde et le long
trou du moi. Ma mort aura bientôt étalé et rapproché mes dizaines. Les mondes
sont de très grands prématurés. J’attends ensemble la fin de la fin du monde.
Maman je sais, un jour tout
disparaît
Comme quand tu descends chercher
la voiture au parking
Et moi j’attends en haut.

Ainsi le déchirant se mêle-t-il au merveilleux dans cette
œuvre où le souci constant, comme on vient de le voir, de la perte ou de
l’abandon, se mêle à l’urgence toujours affirmée d’être « soulevée,
emmenée, au voyage long, sans épaule », c’est à-dire, affranchie de
tout lien, libérée de ses peurs, de vivre avec le plus d’ouverture et
d’intensité possible. D’où cette présence constante au centre, du
« je » le plus personnel mais d’un « je » rayonnant aussi, dirigé
vers les autres et particulièrement les plus vulnérables. Poèmes des gens,
quatrième des 13 sections qui compose le livre, nous fait ainsi approcher à
côté de celle d’un homme qui se pense défiguré par des verrues au point de
s’éprouver comme monstre, la situation bouleversante d’une vieille dame qui
s’écroule devant le regard de son médecin qui lui demande « comment
elle vit, en ce moment », celui d’une prof en fin de carrière qui a
sacrifié sa vie à sa mère et s’imagine enfin passer sa retraite à ses côtés,
celui d’un vieil homme devenu incapable de voir le rapport existant entre une
table et une chaise… Des passages
d’autres sections nous entraînent vers des berges où campent des migrants, dans
la tête de collégiens à l’intérieur de laquelle angoisses et rêves incessamment
remuent. Et les journées de confinement dont le livre consigne les impressions
les plus fortes et les rêves les plus déconcertants qu’elles provoquent,
s’achèvent sur celui d’être Dieu. Mais un Dieu qui viendrait juste d’avoir
enterré un ange.
Ainsi, lourde d’émotions accumulées, à la fois puissante et
fragile, centrifuge et centripète, la poésie de Milène Tournier se déploie de
l’idée de sa naissance jusqu’à l’imagination de sa mort, se disant simplement « prêtée
à la vie », traversant tout l’obscur comme toute la lumière des jours,
dont elle fait ce jour autre, introuvable, ce jour intensifié, où enfin, par
les mots, par la justesse d’une parole, d’un livre, de métamorphose en
métamorphose, s’impose à elle l’évidence qu’elle peut bien désormais devenir « une
des parts du monde où tout à l’heure » elle était venue se cacher.