mardi 18 février 2025

RETOUR SUR LES SENSIBLES COMMUNS.

Odilon Redon, L'Art céleste, 1894

 

Il y a de cela plusieurs années, pour tenter d’éclairer les discussions un peu vives provoquées par une réflexion[1] de Marie Alloy dans son bel ouvrage l'Empreinte du visible où elle soutenait en gros l’idée qu’on ne pouvait parler de la peinture qu’en poète, je proposais ces remarques tirées des réflexions d'une personne qui s'est beaucoup intéressée à l'expérience intuitive, Claire Petitmengin. Selon cette professeure et chercheuse en philosophie et sciences cognitives, nous vivons moins dans un monde d'images, de sons et de sensations tactiles, que dans un monde de formes, de mouvements, d'intensités et de rythmes, c'est-à-dire de qualités transmodales, transposables d'une modalité à l'autre, que le chercheur Daniel Stern appelle « vitality affects ». C’est cette transmodalité qui permettrait notamment à l'enfant d'expérimenter un monde perceptuellement unifié (où le monde vu est le même que le monde entendu ou senti). Ce serait elle aussi qui permettrait la résonance, l'accord entre deux univers intérieurs, base de l'intersubjectivité affective.

Sans vouloir en rien nier, bien entendu la spécificité de chacun de ces langages que constituent les divers arts à partir desquels nous interrogeons, explorons et parfois même élargissons pour nous le monde et bien évacuée également la question du contenu mouvant de la notion de « poétique »[2], les remarques de notre professeure-chercheuse me paraissaient de nature à faire un peu mieux comprendre les liens qui, qu’on le veuille ou non, rattachent en profondeur ou du moins sur certains plans, entre eux, ces différents langages.

Toutefois, « pourquoi privilégier la logique du clivage pour expliquer ... quoi ? » répondait à ce post une amie poète. « Opérer un clivage entre le moins (images, sons) et un plus  (formes, mouvements) m’empêche de penser car la forme sans images ou sans sons c’est quoi ? Cette querelle dichotomique a été critiquée déjà par Platon et faisait partie de l’arsenal des sophistes. Désolée de mettre ce petit « bémol » en commentaire cela n’enlève rien à nos échanges amicaux ... je l’espère »

L’amie apparemment n’avait pas tout compris. Comme souvent quand on réagit sur le vif dans le cadre des réseaux sociaux. C’est pourquoi je dus préciser qu’il ne s'agissait en rien ici de clivage. Et sûrement pas de mise en opposition. Bien plutôt au contraire d'un ajout de perspective. D’ailleurs, contrairement à ses dires, ces caractéristiques transmodales que j’évoquais avaient déjà été repérées par Platon (Théétète 185a-186a) et Aristote (De l’âme II, 6, 418 § 12 et 18-20), qui les dénommaient les « sensibles communs ». « J'appelle sensible propre écrivait Aristote celui qui ne peut être perçu par un autre sens et qui ne laisse aucune possibilité d'erreur : tels pour la vue la couleur, pour l'ouïe le son, pour le goût la saveur.( ...) Les sensibles de ce genre sont appelés "propres" à chaque sens, les "sensibles communs" sont le mouvement, le repos, le nombre, la figure, la grandeur, car les sensibles de cette sorte ne sont propres à aucun sens mais communs à tous ».

Revoyant aujourd’hui ces échanges, il ne m’a pas semblé inutile d’y revenir et de les partager ici. Y ajoutant quand même pour finir cette remarque de bon sens que je vois mal comment parler en profondeur et de façon sensible de quoi que ce soit autrement qu’en poète. Il n'y a d'expérience artistique véritable que celle qui donne réellement à penser. Or comme le dit je crois avec justesse cette spécialiste de l’image qu’est Marie-José Mondzain, « si l'image est ce que l’on voit ensemble, elle ne peut se construire que dans les signes partagés par ceux qui voient, et ces signes sont ceux de la parole, des signes langagiers. Ce sont des sujets parlants qui voient. C’est en tant que ceux qui voient ont chacun une paire d’yeux, totalement irréductible à la paire d’yeux du voisin (chacun voyant depuis son corps, son histoire, ses passions, son organe, son point de vue et son âge, etc.), en tant donc que tout regard est singulier, que ce regard singulier se construit dans une intersubjectivité qui ne partage que de la parole. Nous ne pouvons donc universaliser le voir ensemble qu’à condition d’en parler. Alors, l’image est ce qui se construit dans le visible commun construit par une parole. » [3]La parole qui, malgré toute la part d’équivoque qui est la sienne, le caractère singulier qu’elle prend en s’activant à travers la personnalité propre de chacun, reste qu’on le veuille ou non, notre plus important et nécessaire intelligible commun !



[1] « Abandonner définitivement l'idée que la peinture est un faire, ou un art plastique. Accord avec Roger Gilbert-Lecomte, dans ses écrits sur Sima, qui affirme : " Juger la peinture d'une manière picturale m'apparaît comme la pire insulte que l'on puisse faire à un peintre. Je me refuse systématiquement à chercher chez un peintre autre chose qu'un poète..." »

[2] A propos de laquelle il n’est pas inutile de rappeler ce qu’écrivait Paul Valéry dans « Nécessité de la poésie », conférence de novembre 1937, ainsi que, dix ans plus tôt, dans « Propos sur la poésie ».  L’auteur du Cimetière marin y explicite les « deux fonctions bien distinctes » du mot « poésie » : au sens « étroit », « une étrange industrie dont l’objet est de reconstituer cette émotion que désigne le premier sens du mot », c’est-à-dire « un certain genre d’émotions, un état émotif particulier, qui peut être provoqué par des objets ou des circonstances très diverses ». Et il ajoute : « Entre ces deux notions existent les mêmes relations et les mêmes différences que celles qui se trouvent entre le parfum d’une fleur et l’opération du chimiste qui s’applique à le reconstruire de toutes pièces. Toutefois, on confond à chaque instant les deux idées, et il en résulte qu’une quantité de jugements, de théories et même d’ouvrages sont viciés dans leur principe par l’emploi d’un seul mot pour deux choses bien différentes, quoique liées ».

Pour faire le point sur les usages ma foi bien complexes aujourd’hui du mot « poétique », on lira l’article très fouillé dd Nadja Cohen et d’Anne Reverseau sur FABULA : https://www.fabula.org/lht/18/cohen-amp-reverseau.html

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