Cliquer pour lire l'ensemble du PDF |
« J’entends chanter jusqu’à la fin » et « reconnaître l’inéluctable », après uniquement « l’avoir toisé de près », déclare dans son dernier ouvrage, au titre bien parlant, ce puissant « appeleur d’images » qu’est l’architecte du cycle de la Maye, l’auteur de L’Indiscipline de l’eau et de tant d’ouvrages dont depuis des années nous avons eu plaisir ici à rendre compte.
Bien que plaçant le Sujet lyrique au centre de sa poétique, Jacques Darras n’aura jamais pratiqué cette poésie egocentrée empêchant la plupart d’entre nous de sortir du petit univers d’intérêt que nous constituons pour nous-mêmes. Son « Je » reste toujours solidement ancré dans le plus vaste des paysages. Dans le double infini de l’espace et du Temps dont il est l’un des rares parmi les poètes vivants à tenter de comprendre, d’éclairer, comment nous en sommes en profondeur construits. Dans Irruption de la Manche, il nous faisait remonter jusqu’à ce monstrueux glissement de terrain connu sous le nom de Storegga slide qui aurait provoqué, il y a quelques six millénaires, ce gigantesque tsunami, parti des côtes actuelles de la Norvège, qui recouvrit les zones émergées, cette vallée profonde appelée Doggerland, par lesquelles notre territoire communiquait alors avec ce qui allait devenir une île : l’Angleterre. Dans Je sors enfin du bois de la Gruerie, il se tournait vers une toute autre généalogie bien moins entraînante, qui n'est plus celle des éléments composant l'univers, celle aussi pour lui, des fleuves et des rivières qui l'ont de si loin porté mais celle de la guerre qui lui aura pris son grand-père Édouard, mort pulvérisé par un obus le 24 septembre 1914, et marqué en profondeur par là toute la vie de son père. Mais comme Jacques Darras ne s'arrête jamais aux étroites frontières de l'individu, c'est aux millions d'hommes et de femmes et à leurs descendants dont l'existence fut bouleversée, amputée, saccagée, aux vides laissés par les délires meurtriers de la guerre qu'il élargissait sa réflexion.
Place aujourd’hui à l’aval. Non moins démesuré. Ouvert. Victime d’un accident de santé qui l’aura brutalement conduit à deux doigts de la mort une fin de journée de novembre, le poète à plus de 85 ans se préoccupe, sans rien perdre de la verve humoristique et familière, qui est aussi la sienne, de savoir ce qui se cache sous le mystère qu’est à nous-mêmes notre disparition. Lorsqu’en l’absence de toute révélation venue de l’autre côté, nous n’avons plus que nos croyances. Certes, Imaginer l’inimaginable, n’est pas chose si facile pour le poète qui pense par images, lesquelles ne peuvent s’emprunter qu’à celles que son univers de vivant peut lui faire élaborer. Il y faut un certain courage.
Ô poète vieux marin qu’a mordu le sel des images
Qu’ont brûlé les nœuds du cordage du cœur
Tu ne trouves plus autant de plaisir à chanter les traversées
Qu’autrefois au moment d’aborder la dernière
Courage petit bonhomme ton art ici ne te servira plus de rien
Qu’à t’en dépouiller ton poème ta dépouille
Confondus lui et toi
N’empêche. Il faut bien continuer de chanter. De rassembler jusqu’à la fin ces milliers et ces milliers d’images. Qu’elles soient celles de la grotte Chauvet. Des six cents marches de l’île irlandaise de Skellig Michael. Des innombrables habitants du ciel. Du père et de la mère. Des villes et des auteurs aimés. Des vagues, du sable. Avec quoi jouent les enfants. Que Jacques Darras jusqu’au dernier instant promet de ne cesser jamais d’être. Lui qui « entend chanter jusqu’à la fin/ S’encourager dans le noir/ Le creux le vide le vain ». Car il appartient, nous dit-il, au poète d’en faire aussi notre commune matière. Et de les transformer en plein. C’est-à-dire en lumière. Car à la fin des fins, au fond, ce que nous crie la mort qui pourtant ne dit jamais rien, c’est que « Tout est possible ! ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire