samedi 23 novembre 2019

FUREURS COMIQUES OU PERCEVAL CHEZ LE MARQUIS DE SADE. UNE ŒUVRE DU XIIIème SIÈCLE Á DÉCOUVRIR : TRUBERT, DE DOUIN DE LAVESNE AUX ÉDITIONS LURLURE.



Est-il sot, est-il fou, est-il diable ? Ce Trubert en tout cas est un sacré, satané, personnage. Issu de l’imagination d’un auteur, Douin de Lavesne, dont nous ne savons rien, sinon qu’il vécut au XIIIème siècle, il revit aujourd’hui grâce à la hardiesse des éditions Lurlure qui redonnent de ce texte - dont l’histoire n’aura conservé durant plus de cinq siècles qu’une unique copie - une version en français moderne, heureusement mise en regard de son singulier et bien troublant original.

Le lecteur à qui la matière de Bretagne n’est pas totalement étrangère et qui aura conservé souvenir de ses lectures de Chrétien de Troyes, en particulier de son Perceval, ne manquera pas de remarquer combien ce jeune « nice », sorti de sa forêt, qui n’a jamais vu un crucifix, confond sol et denier et se sentira condamné au plus grand inconfort quand on lui offrira de dormir sous les draps d’une couche moelleuse, s’affranchit du chemin suivi par  « li filz a la veve dame»[1] qui en constitue le modèle initial. Notre Trubert n’a rien de la pureté foncière d’un quêteur de Graal, ni de la délicatesse d’un amant, rêvant à sa bien-aimée devant trois simples gouttes de sang tombées au matin sur la neige. Tout au contraire. C’est un violent. Un qui frappe. Et qui cogne. Se moque. Et obstinément viole.


Pas sympathique donc, a priori, ce bien vilain Trubert. Qui, qualifié tantôt de sot, de fol, est de fait un de ces esprits rusés, de ces Renart, qui se sortent de toutes les situations où leur esprit à la fois téméraire, joueur et profondément indocile, les met. Usant habilement du mensonge et du déguisement, ne respectant rien ni personne, notre héros, tout frais sorti et sans éducation aucune, de sa « forêt de Pontarlie », fera subir ainsi mille avanies à un Duc, il est vrai bien crédule, ainsi qu’à toute sa famille, avant d’épouser, cette fois travesti en fille, un Roi !

Il serait naturellement absurde de chercher dans ce qui se présente

comme un long « fabliau » de près de 3000 vers, ce délirant « conte à rire » qui reste, ma foi, bien agréable et fort plaisant à lire, la moindre cohérence psychologique. Ni, sur le plan factuel, la moindre vraisemblance. Le personnage n’est manifestement ici qu’une machine. Une mécanique remontée à bloc dont les actions ne sont pas loin de s’apparenter à celles de certains personnages survoltés de dessin animé qui traversent sans rien perdre de leur énergie et de leurs motivations, toutes les situations jusqu’aux plus catastrophiques. Le récit que met en œuvre Douin de Lavesne, multipliant les scènes de violence, les notations pornographiques et scatologiques, dans une perspective évidente de dérision procède en outre à l’évidence de cet esprit carnavalesque que décrit Bakhtine dans sa célèbre analyse de l’œuvre de Rabelais. La culture seigneuriale s’y trouve constamment rabaissée, ramenée cul par-dessus tête à l’image de ce tout puissant Duc déculotté (voir illustration) à qui Trubert se charge de prélever 4 poils de cul en paiement d’une chèvre bariolée !
 

Les spécialistes creuseront pour tenter d’établir les secrètes intentions de ce Douin de Lavesne dont on ne sait toujours rien, ce patronyme ne figurant que dans le corps de l’œuvre pour en marquer l’auteur. Ils s’efforceront de comprendre le sens politique, philosophique ou religieux dont les extraordinaires aventures de l’horrible Trubert ont pu, quelque part au XIIIème siècle se trouver porteuses. Il leur faudra s’attacher à faire la part de ce que reprend ce texte à bien des canevas convenus -  que ce soit celui du faux médecin que reprendra Molière dans le Médecin volant et surtout dans un passage célèbre de son Dom Juan, celui du pet tonitruant faussement attribué à un voisin, ici une voisine, de table, celui du faux chevalier qui ne sachant monter à cheval parvient toutefois par son allure abracadabrantesque à mettre en fuite tout une armée – et surtout, chose bien plus difficile, de ce que toute l’œuvre manifeste quand même de franchement hénaurme et singulier. Pour son excellent et discret traducteur et préfacier, Bertrand Rouziès-Léonardi [2], l’œuvre est en effet une sorte de brûlot, les actions de Trubert relevant « d’une forme de terrorisme axiologique tous azimuts qui explique peut-être qu’on ne dispose à ce jour que d’un unique manuscrit et que l’enlumineur n’ait réalisé que cinq lettres historiées, quand tant d’autres scènes eussent été amusantes à représenter ».

Il est vrai que les « exploits » de ce féroce Trubert, s’ils possèdent un caractère éminement comique, témoignent d’une violence gratuite et d’un tel irrespect de tout qu’ils finissent par faire davantage songer aux Prospérités du vice, qu’aux malheurs d’Ysengrin ou aux Fourberies de Scapin. La façon dont Trubert s’en prend au Duc sans autre motivation apparente que la méchanceté pure, le bâtonnant, l’enduisant de merde pour le rebâtonner encore, la façon dont il découpe en morceaux une paysanne qui venait le secourir, puis celle dont il envoie à la mort la plus infâme un pauvre chevalier rencontré par hasard, sans que jamais ses forfaits soient punis, voila qui pousse assez loin la transgression de toutes les valeurs en cours.  

Reste le sexe [3]. Le désir. Et la liberté folle. Que rien ne peut jamais contenir. Et la toute puissance aussi du déguisement du corps et de la parole. Par quoi tout devient possible. Alors, peut-être alors faut-il voir en cette œuvre singulière et transgressive plus qu’une satire audacieuse, explosive, des idéologies dominantes de l’époque. Imaginer – même si cela passe pour trop moderne - un Douin de Lavesne s’abandonnant avec jouissance à la liesse d’écrire, découvrant cette puissance en lui de faire monde par les mots et d’éprouver ainsi, dans le saccage de toutes les valeurs de son époque, sa liberté de créateur. Á l’image de cette malheureuse chèvre « appareillée d’inde, jaune, vert et vermeille » que Trubert aura fait peindre et qui lancera sa fortune, les choses en littérature, ne sont peut-être faites que pour qu’on les métamorphose au gré de ses pulsions ou des emportements, même les plus violents, de l’imagination.





[1] Je ne résiste pas ici au plaisir de citer le magnifique début du Perceval de Chétien de Troyes :
Ce fu au tans qu’arbre florissent,
fuelles, boschaige, pré verdissent,
et cil oisel an lor latin
dolcemant chantent au matin
et tote riens de joie anflame,
que li filz a la veve dame
de la Gaste Forest soutainne
se leva, et ne li fu painne
que il sa sele ne meïst
sor son chaceor et preïst
trez javeloz, et tot ensi
fors del manoir sa mere issi.

[2] C’est en décasyllabe à rimes plates ou simplement assonancées que Bertrand Rouziès-Léonardi a choisi de transposer les octosyllabes du texte original. Choix heureux qui permet de donner davantage de fluidité au texte, la langue médiévale étant par sa proximité avec le latin, plus resserrée.

[3] Deux passages sur ce point méritent en particulier d’être découverts. Qui anticipent clairement sur Rabelais. Celui où Trubert sous l’apparence de sa propre sœur couche avec Rosette, la fille du Duc et lui fait croire que son inattendu appendice est en fait un lapereau caché dans ses parties intimes. Celui enfin ou Trubert au cours de sa nuit de noces emprisonne dans une bourse le sexe du Roi Golias !

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