CLIQUER POUR LIRE L'EXTRAIT |
Poètes, écrivains, enseignants nous sommes
attachés à cette langue que nous travaillons et tentons de transmettre. Car
nous savons que la langue comme l’écrit Barbara Cassin, prolongeant une belle
image du grand linguiste allemand Humboldt, « n'est pas seulement un
instrument de communication, un service ; ce n'est pas non plus seulement un
patrimoine, une identité à préserver. C’est un filet jeté sur le monde »
qui ramène à notre conscience une part de réalité. Nous permettant de la
penser. Plus une langue est forte, riche, plus la part de réalité qu’elle nous
permet d’entrevoir est précise et profonde. Plus la langue s’appauvrit, plus le
filet de son vocabulaire, les mailles de sa structure se distendent, plus large
devient la part de monde qui fuit hors de notre conscience. Échappe à notre sensibilité.
« Quand
on dit « bonjour » ou « good morning », on souhaite que la journée soit bonne.
Quand les Grecs se saluaient, ils disaient « Khaire », « jouis », réjouis-toi
de la beauté du monde dont tu fais partie. Les Latins disaient plutôt « vale »,
« sois en bonne santé ». En arabe, en hébreu, on fait שלום que « la paix soit avec toi ». En
mandarin, paraît-il, on demande : « As-tu mangé ? » C'est toujours bonjour,
mais on n'ouvre pas le monde de la même manière. » écrit Barbara Cassin dans une chronique
de l’Humanité reprise en ligne par le collectif national l’Appel des
appels, qui s’est donné pour mission de « résister à la destruction
volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social ».
En l’occurrence ici notre heureuse et féconde diversité.
Dès lors comment ne pas réagir face à la
mise en place de cette pseudo-langue universelle, le « globish »
dont il faudrait être aveugle pour ne pas voir comment – sous des apparences légères
et le plus souvent ludiques – le terrible travail d’uniformisation des sensibilités
et des consciences qu’il entreprend, nous soumet chaque jour davantage au règne
de l’argent et de la marchandise.
Sous le régime nazi, un philologue allemand
Viktor Klemperer a tenu un compte quasi journalier de la façon dont la langue
du 3ème Reich, - c’est le titre de son ouvrage [1]
– est, à force de simplisme et de matraquage, parvenu à faire nager "dans la même sauce brune " la plupart des esprits d’un des pays comptant pourtant
parmi les plus cultivés d’Europe.[2]
Cette chose qui nous menace aujourd’hui, d’ailleurs
amplifiée par l’extrême fascination qu’exerce sur chacun la toute puissance des
nouvelles technologies, est peut-être plus grave car elle ne se limite plus aux
frontières d’un pays. Elle ne vise rien moins qu’à s’imposer à l’ensemble des
peuples de la terre. C’est pourquoi nous
pensons important d’offrir à la réflexion de ceux qui nous liront, ces pages essentielles
du dernier livre de Gérard Cartier, Du franglais au volapük, dont nous avons précédemment rendu compte, en espérant en voir le plus possible partagés,
l’inquiétude et le désir de résistance.
[1]
Victor KLEMPERER, LTI, la langue du 3e
Reich. Carnets d'un philologue, Paris, Albin Michel (coll. Bibliothèque Idées),
1996, 375 p. Traduit de l'allemand et annoté par Elisabeth Guillot. Présenté
par Sonia Combe et Alain Brossat.
[2]
Qui fabrique la LTI ? V. Klemperer voit en Gœbbels son forgeron principal, et
en Hitler, Göring et Rosenberg ses acolytes. Qui parle la LTI ? « Tous,
littéralement tous, parlaient […] une seule et même LTI» (p. 330). Le nazisme a
fait de la langue du parti la langue de tous. Il a fait d'un bien particulier
un bien général. Il a accompli son dessein totalitaire. Partout, même « dans
les maisons de Juifs, on avait adopté la langue du vainqueur » (p. 258). Les
mots circulent, du parti à l'armée, du parti à l'économie, du parti au sport,
du parti aux jardins d'enfants. Le mot Weltanschauung (vision du monde),
à son départ « terme clanique », se met à circuler sur toutes les lèvres : «
Chaque petit-bourgeois et chaque épicier des plus incultes parle à tout propos
de sa Weltanschauung et de son attitude fondée sur sa Weltanschauung »
(p. 191). Extrait du CR de l’ouvrage de V. Klemperer par Alice Krieg, dans la
revue Mots, n°50, mars 1997. Israël - Palestine. Mots d'accord et de
désaccord. Voir en ligne : https://www.persee.fr/issue/mots_0243-6450_1997_num_50_1?sectionId=mots_0243-6450_1997_num_50_1_2319
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire