mercredi 6 novembre 2019

INDIFFÉRENCES CANNIBALES !


Si je n'ai toujours rien dit du livre d'Eric Pessan, Ce qui sauterait aux trois yeux du Martien fraîchement débarqué, que les éditions LansKine m'ont adressé il y a quelques mois déjà, ce n'est pas par indifférence. Ou parce que je trouverais que "ce livre n'est pas de la poésie [et qu'il] manque de spiritualité et de travail de la langue". Ceux qui comme moi reçoivent beaucoup des éditeurs et des auteurs qui, comme c'est bien normal, tentent d'assurer à leurs livres ce minimum de présence sociale qui légitime, dans le contexte déprimant qu'on sait, les efforts nécessités par leur publication, me comprendront. Impossible de répondre à tout. Impossible de se montrer à la hauteur de tout. Impossible. Même en acceptant de faire fi de tout ce qui ne paraît pas nécessaire. Sans compter bien sûr, le factice ou le dérisoire.


Le livre d'Eric Pessan aurait pourtant mérité que je m'y attache davantage. Dans la perspective d'une poésie qu'on pourrait appeler politique ou sociale, d'une poésie en tout cas qui sait de quoi elle veut parler et pourquoi elle nous interpelle, Eric Pessan nous convie à considérer - prendre en considération - toutes ces humanités que nous côtoyons, jour après jour, sans jamais bien les regarder pour en imaginer non seulement le mal-être, les difficultés mais ce qu'on pourrait appeler la banale monstruosité. Qui est aussi la nôtre.

Lisant ces textes qui désespèrent finalement de notre capacité à faire vraiment société, et empêcher que par indifférence, veulerie, intérêt, que sais-je, nous ne nous trouvions tous "cannibalisés"  par l'inhumanité ambiante, je  ne peux m'empêcher d'aller relire ce qu'écrivait l'éditeur François Maspéro, en accompagnement des photographies d'Anaïk Frantz, dans un livre de 1992, intitulé Paris Bout du monde.


"C’est toujours l’histoire du radeau de la Méduse. Ceux qui y sont embarqués se mangent toujours entre eux. Mais ceux qui se font des signaux - ceux qui n’ont pas été empoisonnés en bouffant la barbaque de leur semblable, leur frère - savent bien, désormais, qu’il n’y a personne pour leur répondre. Tandis que sur leur barque, les passagers de première classe sont convaincus d’avoir pour toujours largué les amarres."
Ajoutant un peu plus loin :
"Je me souviens de cette exposition de photos, dans les années 50 : Family of Man. La grande famille de l’Homme. Dans l’esprit des organisateurs américains, il s’agissait de mettre en scène le rêve d’ une fraternité universelle grâce à des œuvres des plus grands photographes du moment. C’est fou le succès qu’elle a pu avoir, cette exposition : son catalogue en livre de poche a dû être tiré à des millions d’exemplaires dans le monde entier. C’est fou ce que ça se vendait bien, la générosité. La générosité ne fait plus recette. Une à une se sont effilochées les litanies des lendemains qui chantent. On les apprend encore aujourd’hui mécaniquement aux enfants des écoles, par Prévert interposé mais même eux n’y croient plus. C’est préhistorique."

Terrible qu'il faille désormais en passer par le regard d'un Martien pour réapprendre, c'est urgent, à faire un peu famille ensemble.



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