Dans un passage assez souvent cité de ses copieux et
nourrissants adages1, Erasme évoque la figure de Varron qui, à l’aube
de sa quatre-vingtième année, explique dans la préface de ses Res rusticae qu’il
lui faut écrire à la hâte, ayant désormais à faire ses bagages pour quitter ce fragile
séjour où nous ne faisons que passer. Car si l’homme est une bulle - quod
si, ut dicitur, homo est bulla – combien plus encore doit l’être un
vieillard comme lui. Ceux qui touchent au grand âge sont toujours les plus
prompts à se désoler de la brièveté de la vie.
C’est toutefois le plus souvent en mettant en scène des
enfants, comme le rappelle d’ailleurs le générique de la série Undoing
actuellement diffusée sur OCS, que l’art a illustré ce motif de la bulle, qui
va courant du Jan Steen de La Vie humaine exposé au Mauritshuis de La
Haye au portrait relativement peu connu de Manet qu’on trouvera à la fondation Calouste-Gulbenkian de Lisbonne,
voire au bien mélancolique adolescent de Thomas Couture (MET de New-York), en
passant bien entendu par les célèbres versions des Bulles de savon peintes
par Chardin dont Michel Delon dans Le principe de délicatesse, Libertinage
et mélancolie au XVIIIe siècle, prétend qu’elles ne sont plus
des vanités mais « affirment la saveur de l’éphémère, la beauté de
l’anonyme ».
La littérature n’est pas en reste, elle qui depuis toujours multiplie
les figures de la vie transitoire. Erasme le remarquait déjà qui dans son adage
1248 que j’évoquais plus haut, remonte outre Varron, à Lucien, Hippocrate,
Aristote, Eschyle, Sophocle, Pindare, qui sais-je encore, lesquels comparant
l’existence humaine à une fumée quand ce n’est pas à l’ombre même d’une fumée,
s’accordent à nous rappeler notre peu de consistance face à l’avidité du Temps.
Mais le motif de la bulle a pour le peintre quelque chose d’excitant qui plutôt
que de le conduire à nous suggérer de nous préparer d’urgence à comparaître
devant quelque Juge éternel, le tourne davantage vers l’exaltation de notre
puissance de vie. C’est que la bulle est souffle, pneuma générateur de monde et
que, ronde aussi, sphérique, elle se présente comme le magique reflet de ce
lieu du cosmos où nous habitons. Et qu’elle dit à l’évidence par là quelque
chose non plus de la fragilité mais du pouvoir créateur de l’homme. Il y a
d’ailleurs pour le peintre un véritable défi à donner sur la toile consistance
et visibilité à tant d’infinie transparence.
Certes, une des premières apparitions que je
connaisse de ce motif en peinture, la
bulle qui dans la nature morte de Jacques de Gheyn appartenant au Metropolitan
de New-York surmonte un crâne encadré d’une tulipe dans un vase et d’un rameau
de buis desséché, inspire bien évidemment de sombres et sévères pensées
d’autant qu’elle reflète et la crécelle des lépreux et la roue des
suppliciés ! Rien en somme qui la rapproche de cet autre tableau
d’Annibale Carraci qui me paraît concentrer en lui et révéler toute la richesse
entraînante de signification que ce motif est aussi susceptible de prendre.
 |
Ceux qui, par la
science, vont au plus haut du monde,
Qui, par
l'intelligence, scrutent le fond des cieux,
Ceux-là, pareils à
la coupe du ciel,
La tête renversée,
vivent dans leur vertige. Omar Kayyâm
|
|
L’œuvre d’Annibale Carraci n’est pourtant pas très connue.
Elle représente en fait un homme en train de boire. Ou plus exactement
contemplant, la tête en arrière, le fond du verre dont il vient d’absorber le
contenu. Le génie du peintre est ici de nous représenter le visage du
personnage dans la bulle justement formée par l’ovale du verre formant goutte, qu’il
tient à la renverse. Ce n’est pas d’expir qu’il s’agit ici mais d’inspir.
Et quand on connaît bien sûr la riche symbolique du vin dont le personnage nous
place l’image en premier plan à travers la carafe à demi-remplie ou à
demi-vidée qu’il tient de la main droite, on comprend que c’est bien de
vitalité, de chaleur, de désir, qu’il est question ici. D’absorber en fait
jusqu’à la dernière larme ce monde qui à la fois absorbe et nourrit notre vie.
Tout jusqu’à la chaleur du coloris accentuée au niveau de la poitrine, vient
renforcer cette lecture qui fait de la bulle de verre soufflé dans laquelle le
buveur se projette de tous ses sens – lèvres, narines, yeux, sont pris à
l’intérieur de ce cercle – le lieu d’une relation dynamique et essentielle que
toute l’œuvre nous invite à partager.
Alors oui, je veux bien que la vie soit éphémère et que
toujours trop vite asséchée soit la coupe de notre existence, mais le tableau
du Carrache, plutôt qu’à ressasser toutes les fragilités bien connues de notre
condition d’homme et les rigueurs aujourd’hui de notre confinement, invite lucidement
à boire cette vie jusqu’à la dernière goutte. Car me retient aussi dans cette
image, qu’à la différence de bien des portraits de buveurs, ou buveuses, le
visage qu’on découvre sur la toile n’est pas une de ces trognes rougeaudes – je
pense à celles de Hals, de Jordaens – ou avachie – Manet - mais a le regard vif
et net de qui ne regarde pas qu’en lui mais toujours vers l’avant et aussi vers
le haut.
De fait ce n’est pas l’homme qui est une bulle mais chacun
de ces innombrables moments par quoi sous la pression du désir, du sentiment,
de la curiosité, de son appétit de vivre, tout au long de son existence tout
son être s’accroît, s’avive, au point qu’il s’y trouve absorbé. Que ce soit la
beauté d’un paysage que peut-être il ne reverra plus, le sourire d’un être
qu’il aime, le caractère transperçant d’une phrase, d’un récit, d’un poème, un
petit pan de mur jaune, un simple craquement de feuilles sèches sous son pied, voire,
c’est égal, le pur sentiment d’exister le matin quand il ouvre sa porte pour
promener son chien, chacun de ces instants qui étincellent, il le sait ne
durera pas. Mais d’autres bulles se formeront tout au fond de son verre et de
nouveau se libèrera en lui l’impression que quelque chose en lui se dilate aux
dimensions du monde et que la vie l’attend. Comme elle attend l’enfant qui bien
sûr mourra un jour. Riche toutefois de toutes les expériences2, la
plénitude, les joies, la sagesse, que son existence, on l’espère, lui aura
apportées.
Alors oui, de la toute fraîche enfance à la vieillesse
racornie, envolons-nous parmi les bulles dans le plaisir toujours renouvelé de l’ouverture
et de la découverte. Et comme nous y invite le poète Jacques Darras dans son Ode
au Champagne3, rendons grâce à ces bulles qui grimpent dans le
verre « par toutes leurs échelles comme une population d’anges »
et à jamais s’élevant gardent quelque chose à nous dire et à nous faire
partager de l’ordre infini des temps, de la craie par exemple sur laquelle se
sera formé le vignoble et des centaines de millions d’années qu’elle a mis pour
s’accumuler.
NOTES
1. Voir : http://ihrim.huma-num.fr/nmh/Erasmus/Proverbia/Adagium_1248.html
2. Il faut lire sans doute à
ce propos la Petite métaphysique des jouets, de Nicolas Witkowski qui
prolongeant son Histoire sentimentale des sciences fait l’ éloge de
l'intuition enfantine et montre que c’est toujours l’appréhension d'une loi
naturelle, une certaine façon de s’initier au mystère du monde, ce qui explique
son air de concentration, qui se joue dans ces moments où l’enfant par exemple
après avoir trempé sa paille dans le verre s’ingénie à en faire s’envoler sa
bulle de savon.
3. Qu’on peut lire dans l’anthologie
parue chez Poésie/Gallimard sous le titre l’Indiscipline de l’eau, pages
155 à 159.
4. Sur le tableau du Carrache voir toutefois ce que j'en écris dans un article plus récent : https://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2020/11/en-nos-propres-poreuses-et-oscillantes.html#more