jeudi 26 novembre 2020

EN NOS PROPRES POREUSES ET OSCILLANTES VÉRITÉS. SUR LE BUVEUR DU CARRACHE.


Il aurait pu n’être que l’une de ces multiples figures peuplant la scène agitée d’un immense tableau de Veronese. Ou d’un grand maître flamand. Que l’œil n’aurait finalement repéré qu’au cours d’un patient travelling. Ici Le Buveur du Carrache se voit occuper tout l’espace de la toile et l’on aurait tort de penser que par ce simple zoom le peintre n’ait juste fait qu’isoler un détail ou comme l’ont affirmé certains de ses contemporains et bien des commentateurs à leur suite qu’il ne s’agirait là que d’un caprice d’artiste, fait pour se dégourdir les doigts, une leçon, un exercice d’atelier à destination des blancs-becs, des béjaunes qui touts frais arrivés de leur campagne d’Émilie, de Romagne, s’imaginaient déjà artistes consommés.

En fait, pas plus que Voltaire avec ses Contes dont il parlait comme de « couillonnades », Annibale Carraci ne pouvait évoquer les œuvres de ses débuts comme le Mangeur de fèves ou la Grande boucherie, autrement que de façon apparemment dédaigneuse, le genre consistant à mettre en scène de façon réaliste « la vie basse », étant encore à son époque, en Italie du moins, à inventer. À reconnaître et à théoriser.


On pouvait aisément arguer, je suppose, qu’il était infiniment plus facile pour un artiste d’exécuter cette pochade que de mener à bien telle grande composition de palais ou d’église, qui nécessitait de l’artiste outre des mois de réflexion, de préparation, enfin d’exécution, le concours de toute une bande d’aides et d’apprentis. Certes. Mais on sait bien maintenant qu’en art comme dirait le Misanthrope, le temps ne fait rien à l’affaire et que l’intérêt de l’œuvre est de ces choses qui ne s’évaluent plus en unités comptables. Le nombre de figures peintes comme le poids par exemple d’indigo, de jaune de Naples, d’orpiment ou de lapis-lazuli. Si bien qu’aux yeux d’un public moderne une œuvre comme le Buveur peut avoir davantage à dire et à faire éprouver qu’une grandiloquente Descente de croix de trois mètres sur cinq ou la nème version du supplice d’Actéon.

Il arrive un moment où faire de la peinture complexe avec des motifs simples et des sujets populaires n’apparaît pas moins remarquable que de recourir à de grosses machines pour simplement impressionner les commanditaires et témoigner du caractère démesuré de leur pouvoir. Une analogie avec le cinéma d’aujourd’hui pourrait suffire à le comprendre. Combien de films vraiment exceptionnels parmi les grosses productions hollywoodiennes qui se déversent sur les écrans ? Quel bouleversement profond en nous de l’intelligence sensible prolonge sur la durée la succession de toutes ces images à quoi pourtant la puissance décuplée de la musique qui les accompagne s’efforce de nous assujettir ?

J’ai longtemps pensé, regardant le Buveur, plus à partir de mes connaissances et de ce que je voulais y voir, qu’à partir vraiment de mes sensations, que se disait dans cette image l'irrésistible mouvement de tout l’être vers la satisfaction de son désir. Une sorte d’illustration en somme du fameux conatus spinoziste dont on sait qu’il est tout autant spirituel que physique. Une aspiration de l’être tout entier vers ce qu’il désire et lui apporte joie.

Mais justement la joie, je ne la sens maintenant que très peu dans cette œuvre. Et le visage couleur de sable que l’on voit penché à la renverse s’il ne peut être dit ni blafard, ni livide, me semble toutefois morbide. Est-ce de savoir aujourd’hui que le Carrache à la fin de sa vie, qui fut courte, sombra dans la folie ; est-ce que cet homme en chemise à la chevelure court-coupée me fait inconsciemment penser à tous ces suppliciés qu’on s’apprête à décapiter ? Je ne sais mais maintenant de cette figure, je ne vois plus que son pâle visage de lunaire Pierrot enfermé dans sa bulle transparente de verre. Le regard triste de qui ayant tout épuisé de ce que lui offre la vie doit se résoudre à la quitter. Le verre qu’il a retourné n’était en fait qu’un sablier.

Ambiguïté merveilleuse de certaines images. La toile du Carrache agit comme un reflet dont le sens oui varie selon l’orientation de nos dispositions internes. Je la voyais hier, me focalisant sur la carafe au premier plan tendue vers le spectateur, comme une invitation au banquet de la vie dont il ne fallait pas perdre la moindre goutte. Je la vois aujourd’hui comme une allégorie de la vie brève. Et le rappel qu’en ce monde chaque plaisir nous est compté. C’est de cela sans doute que tirent leur profondeur les œuvres qui nous accompagnent. Comme la main du Buveur, elles tendent vers nous la belle carafe lumineuse, promesse de sens indissociable de la vie, et nous laissent ensuite librement méditer, associer, retenir, recréer. Sans jamais nous enclore. Qu’en nos propres, poreuses et oscillantes vérités.

 

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