jeudi 18 avril 2024

À PROPOS DES COUVERTURES CONTEMPORAINES DE JOËL BASTARD CHEZ GALLIMARD.

 

 J’hésitais ce matin entre parler d’un tableau d’Ingres dans lequel étrangement je crois voir figurer un Magritte[1] et me casser les dents sur le très énigmatique recueil de Joël Bastard, Les couvertures contemporaines qui viennent de sortir aux éditions Gallimard[2]. Et si je tentais d’en parler ensemble ? Après tout il s’agit moins dans ce blog surtout dans ces derniers temps de rendre compte OBJECTIVEMENT d’une œuvre que d’en noter en moi, les prolongements.

Bon. Rien de comparable apparemment entre ces œuvres qu’en dehors même du domaine artistique qui est le leur, tout oppose. Car si la toile représentant Caroline Murat posant devant une haute fenêtre donnant sur le lumineux paysage de la baie de Naples au-dessus de laquelle sous un ciel vaporeux se dresse un Vésuve fumant, relève d’un art de la parade tout entier fait de clarté lisse cherchant à enclore la prétendue majesté d’un être dans les lignes pures d’une insistante géométrie, les poèmes de Joël Bastard font tout ou presque pour échapper à la prise optant pour une forme d’apparente illisibilité, de mystère, qui les portent aux antipodes des choix esthétiques du malheureux peintre de Montauban[3].

Quand l’un privilégie la surface, l’autre plonge dans les profondeurs.

Depuis longtemps Naples est pour moi bien autre chose qu’un simple lieu géographique, qu’une destination touristique où je me serais plusieurs fois retrouvé. Cette ville me dit toujours quelque chose de mon histoire intime. Et de l’intime, il en est plus que question dans l’ouvrage de Joël Bastard qui à travers tout son « magasin d’images » le plus souvent déroutantes, dessine « un paysage humain » ou plutôt ses empreintes. Celle en fait d’une vie à l’imparfait, « nostalgique en sa tenue », tant la prévalence qu’on sent bien du souvenir d’enfance et la conscience malheureuse de sa disparition avec celle du monde qui lui aura été lié, paraît ici marquante. Nulle volonté donc chez lui de construire comme le portrait en pied d’un être désirant souverainement s’afficher dans une parfaite maîtrise de son image et de sa vie. Il faudra voir plutôt le fruit de son travail comme l’éventaire d’un lot diffus, profus, d’éléments contrastés dont on finit par comprendre que s’ils font bien entendu sens, l’auteur ne s’attend pas à ce que celui-ci s’épuise dans la clarté quelconque, même pour lui, d’une exégèse.

« Métaphorons, métaphorons. Personne n’est au volant du manège » écrit Joël Bastard. Témoignant par là de tout ce qui échappe en termes de contrôle, en tout cas rationnel et conscient, à l’auteur du poème. Surtout s’il est contemporain.

A qui le regarde un peu attentivement, le tableau de Jean-Auguste-Dominique Ingres s’il travaille bien, lucidement, à opérer la mise en représentation illusionniste d’une femme puissante dans le double ou triple apparat de sa toilette, de son intérieur princier et du paysage quasi mythique sur lequel elle prétend régner, n’en cache pas pour autant, du point de vue de la construction, les données propres à son art[4] que sont en particulier les lignes et divers effets de correspondance, le plus intéressant à mes yeux restant celle qu’on peut voir entre la forme particulière du chapeau de la princesse et le panache de fumée s’échappant du Vésuve qui conduit subtilement à rapprocher leurs deux identités. Jusqu’à faire de la collerette noire de Caroline Murat comme la métaphore de la bouche du célèbre volcan. Quant au lustre suspendu juste entre ces deux images, difficile de ne pas y voir comme la symbolique et tout aussi subtile figuration d’un œil. Ce qui finit par donner à ce tableau une forme de profondeur, de mystère dont on peut soupçonner que son auteur n’en fut guère conscient.

Sans doute les habitudes contemporaines m’auront-elles ici conduit à couvrir la toile d’Ingres d’une lecture qui aux yeux de beaucoup paraîtra bien extravagante. Quand l’ouvrage quant à lui de Bastard prévient contre une telle tentation. Nous détournant à plusieurs reprises d’éviter de nous perdre dans « la farine des commentaires ». Nous recommandant à l’inverse non pas de tirer ses textes vers la surface, en leur donnant une forme de lisibilité, mais d’en accompagner le mouvement, l’ininterrompu mouvement, le devenir, vers leur « principe souterrain, l’enfoui », le poème « oscillant de forme en forme, de rythme en rythme vers l’inconnu ». L’inconnu qui ne serait autre, sous ses « couvertures contemporaines » d’être ne se connaissant de plus en plus que comme être toujours illusoire ou mensonger de langage, que le grand et toujours romantique mystère de notre présence au monde dans son impuissante soumission au temps.

Voilà donc à quoi nous mène finalement ce besoin toujours de donner une interprétation aux œuvres qui nous interpellent. Reconnaître une épaisseur à celles qui nous paraissent plates ou un peu trop transparentes. Ramener vers l’horizon commun d’une formule universelle celles qui dans leur détail nous échappent. Notre pensée très souvent procède par contraste. Par mouvements aussi de balancier. D’où naît souvent la jouissance. J’espère alors que Joël Bastard trouvera quelque amusement à voir ses retours dans le temps qui sont aussi des plongées dynamiques dans la langue, rapprochés d’une peinture somme toute statique où très peu finalement, ne transparaît de la densité mouvante et proprement étonnante du monde tout secoué d’horreurs et de merveilles que de son côté il ne se souvient pas d’avoir cherché une seule fois à « traduire », s’obligeant au contraire « l’air de rien » à donner à travers chacun de ses textes « un coup de patte à la transparence, la déchirer encore et encore pour une autre transparence ». Dont je ne peux m’empêcher de penser qu’elle n’est que d’émotion.

VOIR NOTRE CHOIX DE TEXTES

[1] Je n’ai pas trouvé l’espace dans ce court article pour tenter de justifier mon sentiment. Mais la façon dont Ingres traite ici les surfaces et le caractère presque parfaitement lisse qu’il donne à sa toile qui fait un peu l’effet d’un collage, présentent bien pour moi un caractère magrittien. Comme aussi et surtout l’impression ici donnée de voir le paysage lointain du Vésuve paraître presque à l’intérieur de la pièce comme dans ces toiles où Magritte représente une montagne ou une forêt à l’intérieur d’une pièce qu’on voit de l’extérieur à travers une fenêtre s’ouvrant sur sa façade. Et puis il y a bien sûr cet œil dont je parle dans l’article sans compter cette sonnette sur la table où Caroline Murat a la main posée qui me fait penser à ces fameux grelots qu’on voit dans l’œuvre du peintre bruxellois. Puis les couleurs, les rideaux… Bref, j’aurais bien donné à cette toile pour titre : Les locomotives du Temps.

[2] L’évocation à deux ou trois reprises par Joël Bastard de Maldoror, m’a finalement autorisé à rassembler dans ce même article, cette machine à coudre et ce parapluie.

[3] Je dis « malheureux » car pour cette toile peinte en 1814 qui l’obligea à quitter plusieurs mois son atelier de Rome, Ingres qui apparemment ne roulait pas sur l’or, ne fut jamais payé. Alors même que la princesse Murat l’obligea comme il s’en plaint dans une lettre à recommencer trois fois « la tête et le chapeau », dont elle n’était pas satisfaite. Quand on vous dit que les riches sont à la fois exigeants et pingres !

[4] La référence quasi systématique aux moyens de l’art, qui sont comme on sait l’un des traits de notre contemporanéité, l’interrogation aussi sur leur relatif impouvoir, l’écart qui reste toujours le leur par rapport non au sens, à la signification, mais à l’être, à la vie, ne manqueront bien sûr pas de frapper le lecteur des Couvertures contemporaines.

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