Fatigué de cette vague actuelle d’articles qui glosent à l’envie sur le renouveau poétique opéré en particulier sur les réseaux sociaux par de jeunes poètes décomplexés s’employant enfin à faire passer la barbante poésie de papa, celle aussi qu’entreprend de faire connaître l’école, pour un stérile ensemble de formes inabordables et dépassées. Pour cette presse obscurcie qui n’a d’autres libertés que de savoir s’affranchir aussi bien de la réflexion que de la connaissance l’adhésion d’un millier de likes issus de troupes analphabètes vaut largement l’œuvre critique entière aussi bien d’un Blanchot que d’un Starobinski. Rien de nouveau en somme sous le soleil. Paraître l’emportera toujours sur l’être. Les grossières généralités proférées avec aplomb sur la recherche hésitante et subtile. Pour certains vieux poètes dont je suis la poésie pourtant aura été et est encore un instrument singulier de connaissance. Une forme exploratoire qui délivrée du discours et de toute volonté d’adresser un message cherche à faire surgir l’inattendu d’un sens qui resterait à tous, pour chaque instant, ouvert. Depuis longtemps j’oppose cette façon que peut avoir la poésie d’affranchir l’esprit de la séduction des structures closes à cette autre façon de la pratiquer comme simple manière, jouant potentiellement de toutes les tonalités possibles, de tourner un propos, d’illustrer un sentiment. Le pire étant à mes yeux cette poésie que j’appelle de connivence qui cherche effectivement à séduire son public par tous les marqueurs idéologiques d’appartenance. Ou la même complaisance dans les rejets ou les exécrations. Par nature la poésie qui ne procède pas du discours[1] et refuse de s’y laisser réduire court le danger d’être plus ou moins difficilement lisible. L’autre naturellement ne l’est pas préoccupée qu’elle est avant tout de séduire mais ce qu’elle propose à lire nourrit-il ses lecteurs de la même manière ?
Dans un recueil d’articles que je viens juste de recevoir[2], le poète et critique Jean-Philippe Cazier, évoquant un ouvrage de Liliane Giraudon écrit que pour elle, « l’écriture est porteuse d’un autre rapport au monde par lequel le monde est moins dit, représenté, qu’accueilli, affirmé dans son étrangeté. Ce parti-pris poétique, ontologique, politique, éthique, concerne aussi, nous dit-il, la question de la subjectivité. » En effet il importe de ne pas confondre le Sujet se construisant à partir de l’ouverture au monde dont il se montre capable avec le simple Je enfermé dans la conscience plus ou moins aiguisée qu’il a toujours de lui-même. J.P. Cazier parle en l’occurrence ici d’un « Sujet hospitalier, constitué des autres qu’il accueille. Sujet multiple, lézardé, inséparable de l’altérité du monde, de son incohérence, de ses mouvements sans fin. » Pas d’un Je entraîné à se mirer lui-même dans l’illusoire reflet des mots.
J’ai bien peur que toutes ces productions qu’on tente aujourd’hui de faire passer pour l’avenir de la poésie, cette avalanche de textes à travers lesquels la diversité des egos tentent d’exprimer comme ils disent leur Je, leur étroite sensibilité, quand ce n’est pas comme le remarque aussi Pierre Vinclair dans un texte récent de son Atelier en ligne[3], leur souffrante et vindicative inscription à l’intérieur de minorités luttant pour leur reconnaissance, j’ai bien peur dis-je que cette poésie d’essence narcissique ambitionnant qui plus est de conforter voire de réconforter chacun dans ses appartenances, ne fasse en fait que flirter avec l’insignifiance, se résumant finalement à n’être que l’expression plus ou moins ludique, un brin d’originalité ou de virtuosité technique en plus, de la prose du monde. Où nous enferment les media.Voire les slogans politiques.
Face à ce déploiement d’indigence, je ne peux quant à moi que me sentir davantage proche de ces propos de Liliane Giraudon que cite J.P. Cazier dans l’ouvrage évoqué ci-dessus : « écrire c’est supprimer celui ou celle que l’on est. Ou croit être » C’est être contre « le blaireau littéraire […] arrêtons de voir / la littérature comme un enclos / protecteur une / réparation du vivre ».
Mais là comme toujours la nuance s’impose. Dans un passionnant essai[4] paru en 2017 chez Corti, Alexandre Gefen, fondant d’ailleurs davantage son propos sur les littératures dites narratives que sur le genre particulier qu’est la poésie, s’attache à montrer l’importance que depuis les années 1970 ont prise les œuvres se souciant justement de « réparer le monde ». Et s’il ne cache pas la pauvreté tant formelle que philosophique de la plupart des formules sensées répondre à cette louable intention, il sait montrer la diversité ainsi que la complexité des productions que le génie littéraire des hommes emporté dans ce qui lui semble être devenu comme un mouvement d’époque, se montre aussi capable de faire exister[5]. En fait ce n’est pas tant la subjectivité du texte poétique, son souci pourquoi pas de prendre sa part des questionnements existentiels, sociaux voire politiques qui s’imposent à nous qui fait à mes yeux problème, c’est le simplisme, la naïveté, plus encore la rouerie de certaines pratiques, et l’accueil de moins en moins critique réservé par le chœur des « têtes molles » de notre époque, à certaines personnalités, celles justement que je qualifiais dans un ancien article de « poètes en peau de léopard [6]» dont le travail n’est à mes yeux que de posture, qui n’en finit pas de m’agacer.
[1] Ce qui bien entendu ne l’empêche pas d’y figurer mais à l’état de matériau, non comme forme constituante.
[2] Poésies critiques, LansKine.
[4] Réparer le monde.
[5] Voici la conclusion de cet ouvrage que je recommande : « La littérature d'avant la littérature cherchait à représenter le bien, la littérature d'après la littérature cherche à faire le bien. Autrefois voleur de feu, l'écrivain est désormais une sentinelle du présent ou un témoin de la mémoire, un psychiatre ou un juge, un couturier, un travailleur social, un prêtre ou un enquêteur, un psychologue, un avocat ou encore un garagiste de l'âme : recoudre, aller mieux, aider, guérir, sauver par les lettres, tels sont les mots d'ordre de la littérature du XXIème siècle à l'heure des reading cures ou des peines de lecture. On a vu mon intérêt comme ma perplexité vis-à-vis de telles doctrines où «l'on appelle la littérature à l'aide » : que l'on discerne dans cette transitivité nouvelle un retour fécond et efficace à l'optimisme littéraire humaniste ou une réponse improvisée et utilitariste à la détresse existentielle et sociale du sujet contemporain reste largement une question d'appréciation. »
Merci.
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