vendredi 29 mars 2024

INTELLIGENCE DE STAROBINSKI. À QUOI NOUS OUVRE LA POÉSIE.


La poésie […] consiste à nous faire éprouver que la plus parfaite connaissance objective, pour   les êtres finis que nous sommes, ne saurait jamais constituer le tout de la vie et du sens. La poésie le rappelle d’abord en nous rappelant à la fragmentarité de notre existence, à nos limites. Mais d’autre part, du fait qu’elle ouvre à nos consciences un sens plus vaste que les mots dont elle joue, elle suscite un appel de liberté qui interdit le repos à quiconque a su le percevoir. Appel sans contenu déterminé, mais apte à les accueillir tous. Le regard se porte alors vers l’avant, vers l’imminence soulevée par l’afflux de l’instant. Le surcroît de sens dont la poésie est capable est la figure anticipatrice de tous les autres surcroîts de sens qui nous manquent encore – aussi bien dans notre désir de connaissance que dans l’aridité de nos existences quotidiennes. Par la libre invention d’images et de structures complexes, que les lecteurs percevront à la fois comme une célébration de la contingence et comme un système de corrélations nécessaires, la poésie est capable d’offrir, dans un microcosme verbal, le modèle où se trouve préfigurée, analogiquement, virtuellement, la communication universelle des consciences, la présence à la terre et au sens, le couronnement du savoir dans la contemplation heureuse. De cela, il suffit que la poésie ne soit que la promesse, pour que sa présence soit déjà comme l’eau qui change la face du désert.

     Jean Starobinski, Langage poétique et langage scientifique in La Beauté du monde, Quarto/ Gallimard, pages 894-895
 

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