GROMAIRE, |
« Ce n’est pas comme si Shakespeare avait peint fidèlement une galerie de types humains, et que par conséquent il fût vrai. Il n’est pas vrai selon la nature. Mais il a une main si déliée et un trait si particulier, que chacune de ses figures apparaît significative, digne d’intérêt ».
Il faut remercier Pierre Vinclair de faciliter comme il le fait le travail de critique par la précision et la diversité des éléments de commentaires et de compréhension dont il accompagne le plus souvent chacune des œuvres dont depuis quelque temps il enchaîne de façon sidérante la publication. Le propos rapporté ci-dessus de Ludwig Wittgenstein, qu’il place en exergue de la seconde partie de son dernier ouvrage, Complaintes & Co, paru dans la petite collection de poche du Castor astral, n’est en effet pas loin de dire l’essentiel, à savoir que la galerie de portraits[1] dont se compose le livre ne cherche pas à mettre en lumière une suite de personnes saisies dans la réalité – est-ce d’ailleurs possible – de leur individualité propre, mais dans l’abstraction d’une saisie plus générale qui les rend chacune porteuse d’une part singulière de sens. Un sens ouvert, comme il le dit ailleurs, moins sur elles-mêmes qui finalement ne sont que des images, des fictions, que sur le « tout du monde ».
Trois parties dans ce livre où les personnages – le terme évoquant l’univers du théâtre me semble ici bien approprié – sont saisis à travers leur métier[2] (partie 1) puis leur intimité[3] (partie 3) autour de l’évocation d’une série de personnages shakespeariens[4] placés là sans doute pour ancrer davantage en nous l’idée que ce monde dans lequel nous nous débattons ne sera jamais à nos yeux qu’une scène[5] dans laquelle tout depuis toujours, incurablement, se répète.
Ce qui n’exclut pas la variation. Comme le suggère bien évidemment le titre même de l’ouvrage, venu directement lui, de ce petit hyper(s)trophique[6] de Laforgue qui en 1885, « débordant des chagrins de la Terre/ Et des frères Soleils, et ne pouvant [se] faire/ Aux monstruosités sans but et sans témoin/ Du cher Tout » ne crut pas devoir rester coi et proposa « ses syncopes esthétiques » comme remède un peu à nos célestes éternullités[7].
Avec un même engagement/détachement à composante ironique Pierre Vinclair poursuit la ligne ouverte par son jeune prédécesseur, pour faire entendre cette fois un chant moins directement personnel, moins radicalement inspiré surtout par son propre mal de vivre et ses déboires sentimentaux, que par le navrant spectacle et le douloureux concert de cris que l’attention qu’il porte aux choses aura enregistrés, l’art ici de la complainte, tout en brisures, ruptures, incises, comme celui d’ailleurs de Laforgue, venant en contrepoint joueur du travail d’épopée par ailleurs entrepris. Cela n’a certes pas le charme populaire et chantant des célèbres complaintes auxquelles les radios de notre lointaine jeunesse nous auront habitués[8] mais comme le dit Wittgenstein, c’est réalisé d’une main si déliée et [d’]un trait si particulier, que chacune de ses figures apparaîtra comme il dit significative et comme le réclame de son côté l’esthétique laborieuse – ce terme n’étant en l’occurrence pas du tout péjoratif[9] - de Pierre Vinclair, tout-à-fait digne d’intérêt.
[1] On sera peut-être sensible, songeant en particulier à la toute récente parution chez lurlure des Cents portraits vagues de Milène Tournier, à ce retour en force du portrait dans le champ poétique du moment.
[2] Par exemple, médecin, garagiste, libraire, journaliste voire même actrice jouant Richard III…
[3] Voir la plongeuse (reprise dans notre anthologie), l’endeuillée, la femme au foyer, l’arrière grand-mère ou le survivaliste…
[4] Du Jaques de Comme il vous plaîra au Bottom du Songe d’une nuit d’été en passant par Hamlet, Ariel ou Juliette…
[5] Comme le dit par ailleurs Jaques dans Comme il vous plaira : « All the world’s a stage/ And all the men and women merely players;/ They have their exits and their entrances… ». Ce que reprend d’ailleurs Vinclair dans la complainte qui lui est consacrée.
[6] La Chanson du petit hypertrophique est un poème de Laforgue faisant partie du Sanglot de la terre, recueil ayant précédé ses Complaintes.
[7] Les éléments de citation qu’on trouve dans ce paragraphe proviennent des Complaintes de J.L. principalement de la pièce intitulée Préludes autobiographiques.
[8] Comme par exemple la célèbre complainte de la Butte que j’ai particulièrement aimé entendre dans l’interprétation de Mouloudji. Ou encore la superbe Butte rouge que cette fois je préfère dans l’interprétation qu’en donne le groupe Zebda.
[9] Je compte bien entendu sur cette note pour aider à comprendre le titre quelque peu énigmatique que je me suis laissé aller à donner à cette note rapide de lecture. J’explique : Non, l’adjectif laborieux que j’ai pris un plaisir sans doute un peu pervers à employer n’est pas ici péjoratif. La dimension nécessaire de travail est constamment revendiquée par Pierre Vinclair qui n’hésite pas, dans la Carte d’identité poétique qui termine son livre et à propos de la dispute qui l’oppose à la poète Rim Battal au sujet d’un certain nombre de mots qu’elle aimerait voir exclus du champ de la poésie actuelle, à lui répondre, sans doute un peu cruellement, que ces mots – âme, éternité, silence… - sont comparables aux disques de fonte d’une salle de musculation, exigeant de la part du poète, une plus grande force, un meilleur entraînement si l’on veut se montrer à son tour capable de les soulever.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire