De partout monte aujourd’hui le bruit d’une renaissance de la poésie grâce aux réseaux sociaux. Ainsi, sur TikTok, le hashtag poetry cumulerait, si l’on en croit une émission récemment diffusée sur France-Inter, des dizaines de milliards et de milliards de vues. Mais de quelle poésie s’agit-il ? Force est de constater que les textes qui ressortent de cet océan de paroles lancées librement sur la toile restent sur le plan esthétique, artistique, d’une affligeante pauvreté. Pauvreté du vocabulaire. Pauvreté syntaxique. Pauvreté musicale. Pauvreté intellectuelle. D’une pauvreté non voulue, entièrement subie, fruit de l’ignorance autant que de la vanité qui n’a rien à voir avec le concept d’art pauvre né en Italie dans les années 60, pour qui la limitation des matières et des moyens s’inscrit dans une démarche mâture consciente des principaux enjeux de l’art, de son histoire et de sa réception.
C’est, je crois à l’extrême valorisation des mots « poésie » et « poétique » dans l’univers moderne de la communication[1] qu’on doit le désir de plus en plus sensible d’un nombre croissant d’individus, dont la société aura libéré l’expression individuelle en lui offrant toutes sortes d’espaces pour se manifester, de faire passer leur parole pour de la poésie. Cela ne me ferait rien ou pas plus que le reste s’il ne se trouvait ce lot habituel de « têtes molles » pour opposer ce qui n’est le plus souvent qu’un déversement d’insignifiances empruntées aux clichés d’époque, aux travaux exigeants de quelques vrais poètes accusés de n’être plus que de poussièreux fossiles, voire, du fait de leur prétendue illisibilité, d’être les fossoyeurs d’un art qui ne demanderait aujourd’hui, de partout, qu’à renaître plus populaire et vivant que jamais.
Bon. Le hasard vient de mettre entre mes mains deux séries de poèmes dont il faut bien quand même que je dise ici quelques mots. Publié par les éditions L’Herbe qui tremble qui me semblaient vouées à défendre des formes de poésie bien plus évanescentes, Bons baisers aux vivants et aux morts, d’Estelle Gillard, premier livre apparemment d’une poète d’une cinquantaine d’années se distingue par son caractère « trash » évoquant le quotidien peu enviable d’un « je » ne nous cachant rien des misères pas simplement pascaliennes que sa marginalité subie autant que revendiquée la conduit à vivre. Ce pourrait être un livre intéressant à découvrir, d’un point de vue poétique, car la poésie n’est pas moins dans le sordide que dans la « grâce » ou la beauté, n’était sa relative pauvreté formelle qui la fait tenir davantage de la prose plate coupée que du vers libre travaillé. L’invention poétique à l’œuvre dans cette publication ne me paraît résider que dans l’emploi systématique d’un langage cru, d’une inversion tout aussi systématique de la fonction classique de l’image qui est de renvoyer ici vers le bas plutôt que vers le haut, bref d’une volonté à mon sens un peu puérile de provocation, à moins que ce ne soit de s’inscrire dans une mode, celle illustrée chez nous par Rim Battal, devenue ces derniers temps, pardon pour les images, la coqueluche de notre moutonnière médiacratie.
Un second envoi tend à me confirmer dans ma seconde hypothèse. Une active animatrice d’atelier d’écriture a tenu à me faire parvenir un florilège de ses divers écrits, présentés comme « des poèmes instantanés » afin que je lui en donne mon sentiment. Je ne cache pas que je répugne à ce genre de demandes qui ne me vaut le plus souvent que profondes détestations tant il est rare que je puisse n’avoir à dire que du bien de ce qui m’est, de cette manière, adressé. Les titres de certaines pièces reçues déjà sont éloquents multipliant les termes à caractère sexuel : foutre, bite ou cul. Là encore, pourquoi pas. Mais si par intermittence la parole ici déployée n’est pas sans susciter un certain intérêt, si certaines trouvailles naissent ponctuellement en cours de rédaction, l’ensemble du fait de son évident manque de maîtrise formelle, ne peut tenir que comme acte de parole[2] s’efforçant essentiellement de mettre des mots sur les difficultés relationnelles d’une vie de femme largement déterminée par les représentations batailleuses du moment, sûrement pas comme acte d’écriture travaillant à redonner à la langue sa véritable puissance d’expression[3]. Je ne doute pas toutefois qu’il se trouvera de bons esprits d’époque pour trouver quelque part comme on dit ces textes « formidables ».
On sait depuis bien longtemps que pour pénétrer un champ il faut y apporter du nouveau et si possible faire groupe. Comme le disait Hugo, le maître-mot de l’art est « Ite ! ». La poésie meurt quand elle fait du sur-place, ne fait que reproduire les formules connues. Il lui faut inventer. On peut douter toutefois que, comme me l’écrivait récemment un ami, se complaire dans l’évocation de ses « fluides corporels », n’aller pas chercher plus loin que le bout de son moi, retomber dans les vieux clichés dépassés du lyrisme autocentré, en se contentant de déplacer son centre du cœur vers le dessous de la ceinture, sans trop s’inquiéter des efforts de langue à accomplir, mèneront ceux qui se veulent poètes sans en acquérir le métier, sans trop connaître même l’histoire de la poésie[4], bien loin[5].
POUR ILLUSTRER CET ARTICLE : 2 poèmes tirés de Bons baisers aux vivants et aux morts
EN BONNE COMPAGNIE
ces derniers jours j'ai pour
seule
compagnie
mon félin domestique
(il dort 20h/24)
et des flatulences,
j'aime lâcher des perles
dans mes draps
pendant que
les automobilistes
encalminés sur
le périph'
—suants
pleins d'eux-mêmes
les yeux injectés
de haine pure —
roussissent pare-choc
contre pare-choc
dans le saint habitacle
dont leur cul deviendra
réellement proprio
dans 53 mensualités,
et cela alors
que je lâche des pets
sonores
aussi parfaits que
mon chat qui ne trouve
rien à y redire.
JOUER AVEC SON CACA
des étourdissements
le ventre tendu comme un ballon
une tension de 9-7
j'allais mourir
et la toubib
a
plaisanté
à bientôt
toutes les instructions se
trouvent
dans le fascicule
vous vous en sortirez très bien
je vous fais confiance
ô Carver Dosto Fante
ici c'est l'enfer
mais vous avez eu
vous aussi
votre ration de malandrins
qui se poilaient
& ironisaient
pour tenter
de dissoudre la mort
c'était une enveloppe
joufflue
en matière plastique
bleue
qui contenait
une autre enveloppe
de plastique
blanc
j'ai parcouru la brochure
embarqué le barda
dans les chiottes
placé le papier gris
pré-encollé
sur les rebords
de la lunette
puis
pendant que je posai
une pêche
j'ai distraitement pensé
à la poudre qui parlait
en Syrie
en Afghanistan
au Yémen
en Irak
aussi pour
rester
dans l'ambiance
j'ai dégainé l'écouvillon
d'une sorte
de tube
transparent en plastique
et sur le paquet odoriférant
j'ébauchai
deux types
qui se bottaient le cul
après ça j'ai mis
le tout
dans la dernière
enveloppe (de papier bulle)
où l'on pouvait lire
CANCER COLORECTAL
et comme ici c’était
l’enfer
j’ai roulé
une cigarette
[1] Cela fait bien longtemps qu’avec beaucoup d’autres je dénonce l’emploi du mot « poétique » pour désigner, notamment dans le domaine artistique, mais pas que, toutes sortes de productions, qui ne sont pas de la poésie. Tel film, tel ballet, telle affiche, tel comportement seront avantageusement pour eux dits poétiques. Seule la poésie des poètes, semble-t-il largement, ne l’est pas.
[2] J’ai suffisamment dit que la poésie dans la grande diversité des voies qu’elle emprunte de nos jours pouvait être pour chacun un des meilleurs stimulants de la parole qui cherche à dire quelque chose de la vie pour pouvoir faire remarquer ici que si la poésie a bien à voir avec la parole à qui elle propose de possibles issues, toute parole n’est en revanche pas nécessairement poésie si l’on admet comme moi que la poésie est certes un art de la parole mais que comme art elle présente aussi ses exigences propres.
[3] Symptomatique que dans le message qui accompagne cet envoi l’auteur de ces poèmes instantanés insiste sur le fait qu’ils ont été écrits d’une traite sans retravail. Comme si cela leur conférait une sorte de valeur ou de qualité supplémentaires.
[4] On pourrait conseiller par exemple à ces auteurs, en l’occurrence ces autrices, de se pencher sur l’œuvre de Valérie Solanas.
[5] Encore que cela peut les mener à lire dans les salons d’un ministère. Ou se voir évoquer dans les media dont on sait bien que depuis longtemps ils ne sont plus trop regardants.
Tu as tout à fait raison de dénoncer la supercherie des incultes. Et tu le fais avec ton talent qui puise dans la « nappe phréatique » de tes lectures [la métaphore est de Réda]. Ne perdons pas courage, ami Georges.
RépondreSupprimerMerci cher Pierre. L'image est belle. Bonnes Pâques à toi.
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