Depuis une dizaine d’années
que mon ami Laurent Grisel me l’a fait découvrir, j’incite les personnes de ma
connaissance qui me paraissent être en mesure de s’y plonger, car la lecture d’un
tel livre pour passionnante qu’elle soit n’en reste pas moins exigeante, à lire
l’Esthétique de la Résistance de l’écrivain et dramaturge Peter Weiss. Le
théâtre de l’Odéon doit donner en mars prochain une adaptation – encore que je
ne sois pas trop sûr de la justesse ici de ce terme – de ce long roman
initiatique par le metteur en scène Sylvain Creuzevault. Je recommande à chacun
de lire ci-dessous la note
de présentation donnée par l’Odéon pour se faire une rapide idée de l’intérêt
de cette œuvre réellement exceptionnelle. Et de lire avec attention cet extrait
qu’on trouvera à la fin de la première partie de l’ouvrage et qui évoque un
célèbre tableau du peintre Adolph Menzel que j’ai eu la chance il y a quelques
années de voir à Berlin. L’acuité du regard de Weiss où préoccupation
esthétique et revendication politique fondamentale ne font qu’une s’y manifeste
à plein.
On nommait généralement ce
tableau dont nous vîmes l’original plus tard à la National Galerie, l’Apothéose
du travail. L’atmosphère de l’industrie lourde avait été rendue de façon
convaincante, témoignant d’une grande connaissance en la matière. La vapeur, le
vrombissement des marteaux, le grincement des grues et des chaînes de traction,
le mouvement rotatoire des volants des machines, la chaleur du feu,
l’incandescence du fer, les muscles tendus, tout cela se ressentait dans cette
peinture. Le groupe des forgerons poussait le bloc de métal incandescent depuis
la charrette relevée sous le cylindre dans le centre du tableau, à droite, à
l’abri d’une plaque de tôle, accroupis parmi les tuyaux et les chaînes,
quelques hommes se reposaient, mangeaient à la cuiller dans des écuelles,
portaient une bouteille à la bouche et, sur le bord gauche du tableau, le buste
nu, les hommes de l’équipe qu’on venait de relever se lavaient le cou et les
cheveux. Chaque manipulation, chaque torsion et chaque flexion par-dessus les
outils et même la fatigue, l’abattement de ceux qui étaient assis là dans le
coin, était un élément constituant de l’immense halle ; se faufilant parmi
les tiges et les tringles, la lumière du jour qui ne perçait la fumée qu’à
quelques endroits, paraissait inaccessible. La description de cet engrenage
sans fin, de ces corps en sueur n’exprimait rien de plus que la dureté du
travail qui s’effectuait ici dans une totale soumission. La violence de ce qui
était soulevé et brandi là, réglée et dominée, l’instant d’extrême
concentration au moment de saisir les tenailles, la vigilance du contremaître
barbu près du levier lorsqu’il recevait la pièce laminée, les corps enduits de
suie qu’on frottait rudement, les brefs instants où tout s’éteignait, tout cela
ne se référait qu’à un seul thème, le travail, le principe du travail et
c’était un principe bien précis dont on ne pouvait définir la nature qu’après
l’avoir minutieusement observé. Il ne s’agissait pas d’un travail comme celui
dont parlait mon père, mais d’un travail accompli pour le prix le plus bas et
le profit maximum de celui qui l’achetait.