mardi 9 août 2022

À PROPOS DE PUBLIER. UN RAYON DE SOLEIL SUR DES MOTS BIEN VIVANTS.

En lien avec les Disputaisons impulsées par Jean-Pascal Dubost sur POEZIBAO, autour des raisons qui poussent les poètes à publier, on a envie de dire quand même ou malgré tout, j’aimerais partager ici la fin d’un roman presque totalement inconnu que le poète et professeur de philosophie, Alexandre Billon m’a incité dernièrement à lire par le biais d’une publication FB. Stoner, de John E. Williams, auteur américain mort dans les années 90 raconte l’existence d’un fils de paysan pauvre qui à l’Université où son père fait le sacrifice de l’envoyer pour suivre des études d’agronomie, découvre à la manière d’une illumination l’importance de la littérature et devient professeur. Mariage raté avec une épouse d’un milieu supérieur qui fera tout aussi pour lui ôter son lien privilégié avec sa fille unique, carrière universitaire bridée par l’hostilité d’un de ses collègues devenu son supérieur, découverte de l’amour partagé brisé par les conventions, tout fait apparemment de cette vie, une vie profondément ratée, n’était l’extraordinaire façon qu’a le personnage de résister de l’intérieur à tout ce qui devrait le broyer. Je reviendrai peut-être là-dessus qui dit quelque chose aussi de la rigueur qu’il est parfois beau de s’imposer à soi-même, du stoïcisme qui n’est pas toujours la manière la pire d’affronter le mal qui partout rôde autour de soi. Bref un très beau livre. Qui en dit aussi énormément sur le caractère trompeur des apparences. Sans oublier bien sûr la grandeur de la littérature. Et la noblesse de l’enseignement. Enfin, tel qu’il est envisagé, parfois.

Auteur dans les débuts de sa carrière universitaire d’un livre que la critique aura vite balayé comme ne méritant pas qu’on s’y attache, le professeur Stoner se sera employé toute sa carrière à soutenir les œuvres qu’il fait connaître à ses étudiants, à fortifier autant qu’il le peut leur approche, leur témoignant ce que je n’hésite pas à appeler une sainte et gratuite attention. Au moment de mourir, dans la véranda bureau où sa femme l’a relégué, alors que son corps est en proie à d’intenses douleurs, il retrouve sur sa table de chevet, enfoui sous une pile d’ouvrages, son livre. Il faut lire alors ce que John E. Williams, qui était aussi poète, nous dit de cet instant. C’est magnifique.

Il y avait une douceur dans l’air et une sorte de langueur l’emmaillota. Il eut soudain, et ce fut saisissant, conscience de sa quiddité. Plus qu’une sensation, ce fut une évidence : il était lui, William Stoner, et il sut qui il avait été. Il tourna la tête. Sa table de nuit était encombrée de livres auxquels il n’avait pas touché depuis longtemps. Il les caressa, observa sa main, ses doigts, s’émerveilla de leur finesse et admira la complexité de leurs articulations. Puisqu’elles en étaient capables à présent, il les laissa extirper un ouvrage de tout ce fatras. C’était son livre à lui qu’il cherchait et quand elles le trouvèrent, il se mit à sourire. Cette couverture rouge tellement familière … Comme elle s’était fanée … Comme elle avait vécu … Que cet ouvrage fût ignoré et oublié lui importait peu et l’idée même de sa légitimité semblait presque triviale. Il n’avait jamais eu l’illusion de croire qu’il pouvait se trouver quelque part au milieu de ces caractères pâlots et pourtant il savait qu’un peu de lui – qu’il ne pouvait nier – était dans ces pages et y serait toujours. À peine l’eut - il ouvert que ce ne fut plus le sien. Il laissa ses doigts courir sur le grain du papier et ressentit un léger picotement : ces mots … ils étaient vivants … Ce fourmillement remonta le long de ses poignets et vint se répercuter dans tout son corps. Il y fut très attentif, guetta leur cheminement et attendit d’en être tout entier embrasé. Que cette passion de toujours, cette ardeur, qui avait été comme un affolement, l’épinglât là où il se trouvait étendu. Pourtant il ne pouvait pas lire ce qu’il avait écrit un jour : un rayon de soleil dansait dessus. Un bruit sourd vint troubler le silence. Il avait lâché prise et son livre en tombant s’en trouva refermé.

 

Traduit par Anna Gavalda, éditions Le Dilettante, existe en format Poche. Publication originale en 1965.


 

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