Une poésie immédiatement accessible où quand même il est question par exemple de l’invention de l’art de la mémoire par le poète grec Simonide, du célèbre tableau de Degas intitulé l’Absinthe, de la course remportée par Orhippos ou Orsippos de Mégare premier athlète à avoir couru nu à Olympie suite à un accident de pagne… c’est ce que nous propose Eric Sarner dans le dernier numéro de la revue Contre-Allées dont il est l’invité d’honneur. Pour Sarner dont je me souviens avoir sélectionné son recueil Sugar, pour les Découvreurs, bien avant qu’il ne figure dans le Poésie/ Gallimard qui lui est consacré depuis 2021, il importe que le poème, outre l’expression qu’il est d’une impulsion intérieure échappant en partie aux déterminations conscientes, fournisse aussi à qui le lira « des informations, qu’elles soient linguistiques ou historiques ou qu’elles relèvent de la symbolique ». C’est une dimension possible de la poésie qui me semble trop souvent occultée. Que j’ai donc plaisir à souligner ici en la rapprochant des démarches que j’ai souvent saluées d’auteurs comme Jacques Darras ou Pierre Vinclair. La poésie ne perd rien me semble-t-il à s’élancer de conserve avec la connaissance.
Encore un numéro intéressant donc de cette petite grande revue qu’est Contre-Allées où je retrouve à côté de noms moins connus comme Valentin Degueurce, Matthieu Gaines, Agnès Valentin, ceux de Lydia Padellec et surtout de Pascal Commère dont je n’oublie pas non plus qu’il fut, avec De l’humilité du monde chez les bousiers, le lauréat en 1998 de notre tout premier prix des Découvreurs.
Et comme l’état du monde actuel est ce qu’il est et nous renvoie nous semble-t-il tellement aussi en arrière, il me paraît pertinent de partager ici ce poème d’Eric Sarner qui clôt la série qu’on trouvera rassemblée dans cette livraison.
LE COQ D'ODESSA
C'est un petit bronze, un coq en bronze.
Il surveille ma basse-cour depuis, oh je dirais bien plus d'un siècle.
Car, voyons, tout fait histoire, longue histoire, n'est-ce pas ?
La plus petite chose, griffure, papier qui colle, un mot de trop, le mot qui manque, un noyau de pêche, l'arête au creux de la gorge, la maladie, la botte, bref on n'a pas idée.
En tous cas, si je calcule bien, c'est en 1905 qu'ils sont partis.
Autant que je sache, personne n'est parti plus vite qu'eux.
Si, en fait, tous les autres.
Ils ont filé vers le port sans demander leur reste,
serrés dans leur sueur froide. Des chevaux innocents leur couraient au cul. Des cosaques lunaires les chevauchaient, mâchant leur haine, recuisant leur haine sous la selle. Massues levées. Gourdins.
Cravaches discrétionnaires qui passaient sur la foule. Schlagues.
Et eux, les ancêtres couraient, toute la maison dans leur serviette.
La serviette à la main pour essuyer leur bouche sèche.
Donc ça court au port. Les chevaux, les cosaques derrière.
Ça perd ses chaussures, sa jeunesse, son mouchoir.
Les cris. Le silence sur le pont. Les serviettes pleines de larmes. On va où ? Où ça peut. La Mer noire. Tout droit.
On se retourne mais une seule fois.
On serre ses mains. On se mouche. On chante à la petite qui s'endort.
Il vaudrait mieux qu'elle dorme. Ainsi elle pourra mieux oublier.
Tout le monde espère qu'en dormant on oublie.
Que le sommeil vous sauve.
On lui chante une comptine pour compter en russe. Adine Twa Tri.
On lui dit Petit oiseau. On l'appelle Feygele.
Le vent monte. C'est sur la Mer noire.
Eh bien, c'est par la Mer noire que le coq est arrivé.
Il était précieux ce coq, le grand père l'avait coulé dans un atelier,
dans une arrière-cour du pauvre faubourg de la Moldavanka,
à deux pas de la rue Vinogradnaïa
qui est maintenant la rue Isaac Babel
où je suis passé l'autre jour, guidé par mon coq en bronze.
Je me souviens que les mères tenaient les enfants propres,
Que le thé était toujours prêt dans le samovar,
Que les hommes croyaient seulement à ce qu'ils voyaient
Et que la nuit tombait tôt.
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