vendredi 31 mai 2024

RECOMMANDATION DÉCOUVREURS : LE ROMAN DE MARA DE GÉRARD CARTIER CHEZ TARABUSTE.

MANET, BOUQUET DE VIOLETTES ET EVENTAIL

Fiction lyrique ou bien plutôt forme subtile et dense de lyrisme fictionnel, le Roman de Mara de Gérard Cartier, paru il y a quelques semaines chez Tarabuste, est de ces ouvrages de poésie qui retient le lecteur exigeant – c’est-à-dire qui ne s’arrête pas à la joliesse comme à l’apprêt séduisant des surfaces – par son caractère stimulant. Tant pour l’esprit que pour la sensibilité. Fruit d’un long et difficile mûrissement qui aura failli d’ailleurs avorter en chemin, Le Roman de Mara, nous informe tout d’abord l’éditeur est, à travers les 33 x 3 poèmes d’une page qui le composent, « celui d'une enfant qui grandit, découvre le monde et s'émancipe ; c'est aussi le roman de son père, qui l'élève seul et à qui elle échappe peu à peu. » C’est encore, pour une large part, une façon pour son auteur d’évoquer la figure absente mais toujours revenante, d’une femme tragiquement disparue, désignée le plus souvent par une simple initiale que le texte dévoile toutefois à deux reprises sous le prénom d’Ornella.

On a désormais bien appris, sans toujours en rapporter l’une des leçons initiales aux Poésies de Joseph Delorme de mon un peu trop maltraité compatriote, Sainte-Beuve, que le « Je » poétique est plus ou moins un « autre ». Il faudra y penser en lisant ce Roman de Mara, sans attendre pour cela d’y découvrir l’apostille finale par laquelle Gérard Cartier, suivant d’ailleurs le même parti-pris que dans son Oca Nera, précise que « l’esprit s’obstine au même au moyen d’images changeantes ». Et que « le vrai le plus souvent gagne à se cacher ». Ainsi, mis à part la réalité des lieux évoqués, le vif des impressions, la profondeur des sentiments éprouvés, qui forment ici comme un « cadastre », vers à vers, des grandes lignes de l'existence de l'auteur, il faudra se garder à la lecture de cet ouvrage de tout réductionnisme à caractère autobiographique. Et bien considérer que le lyrisme fictionnel auquel a recours Cartier, ne craint pas les métamorphoses. Qui constituent même en fait une des composantes essentielles de son art.

On aura suivi le Voyage intérieur de Gérard Cartier qui vient de se voir décerner le Grand Prix de Poésie de la SGDL, à travers ces centaines de lieux de France qu’il a entrepris de nous faire à sa façon voir, combinant dans ses vers, le plus souvent marqués par des espaces qui leur confèrent leur particulière scansion, aussi bien mentale que rythmique, les diverses mémoires, intime, historique, comme artistique, philosophique ou littéraire, qu’il y sait rattachées. Le Roman de Mara nous paraît en reprendre ici la formule, élargie cette fois au « grand huit » qu’y dessine sur près d’une trentaine d’années le Grand Tour que l’auteur aura accompli à travers l’Europe, du grand nord de l’hiver en Vercors à l’obitorio, c’est-à-dire à la morgue, de San Zanipolo à Venise, en passant par – je cite dans le plus complet désordre – les grottes de Matera, le puits de Sangallo à Orvieto, la chambre où mourut Keats au pied de la Trinité des monts à Rome, les Pays Baltes, l’ancienne Königsberg illustrée par la haute figure de Kant « incapable […] à la fin de sa vie de signer son nom ni tenir sa cuillère », « un lac embrumé au fond des Cumbria » si chères au cœur du poète Wordsworth qui y situe les vers de sa Barque dérobée

De ce monde ainsi parcouru que dire sinon que sa beauté ne peut être fixée, « sinon d’un œil dans la fente d’un mur » et que les mots « infirmes » ne pourront le saisir que « dans une brève étreinte ». Ce qui n’est pas une raison, bien au contraire, pour lui préférer la réclusion d’un cloître. Ainsi grandit Mara, avec son père, ouverte à tous les vents du monde, apprenant ici l’alphabet, la liste des conjonctions, jouant au diabolo, écrasant là, au bord d’un canal d’Amsterdam, le ciron des cerises pour se régaler du fruit, ignorante de toute métaphysique, de tout ce qui dans l’histoire de la pensée se joua dans cette ville dont finit par être banni le tailleur de lentilles que fut aussi Spinoza, mais découvrant aussi « les nombres les nombres sévères déployant leurs magies […] et l’ivresse des possibles sans quoi tout serait informe l’inerte et le vivant »…

Roman d’éducation, de formation a-t-on encore l’habitude de dire, mais dans lequel la dimension proprement biographique et comme immédiate des choses se voit constamment reliée par l’allusion culturelle comme à travers la gamme élégiaque et parfois terrible du souvenir, à toute une profondeur d’espace et de temps, le livre de Mara ne cache pas pour finir le tourment qu’occasionne l’irréversible éloignement de l’enfant aimée au moment où son âge, son corps, son cœur, la portent à connaître cette passion amoureuse -  pour un jeune motard ! – dont Gérard Cartier dresse un tableau à plus d’un égard poignant.  Car la passion Mara, titre de la troisième et dernière section du livre, est également en creux celle de son propre père qui la ressent aussi comme une perte, une souffrance, d’autant plus dure à supporter qu’il sait – rejoignant en cela Lucrèce dont il calque certains vers – que l’amour n’est qu’une illusion. Une insatisfaction.

« Les défunts ? Ça voyage », écrit le jeune Laforgue dans une de ses Complaintes, celle de l’Oubli des morts à laquelle Gérard Cartier se réfère à la fin de son livre. Ils voyagent en nous à travers le souvenir. Comme l’image ancienne de la mère de Mara vient se superposer aux yeux du poète à celle de sa fille fondant en lui les sentiments les plus contradictoires : le bonheur de voir cette dernière heureuse et le tourment lié à la mort tragique de celle qui ne l’aura pas vu grandir. C’est pourquoi ce livre qui pourrait être celui du bonheur d’une jeune vie qui découvre, se découvre, reste, malgré tout ce qu’il déploie d’ouverture à la vie, de volonté de reconnaître autour de lui la splendide richesse du monde, hanté par la perte, l’absence, un sentiment profond de la mort et de l’impermanence. « Trop de sentiments contraires » déclare le poète écoutant sa fille appeler les noms, qui ne sont plus que suie, des morts de Terezin. Oui, « qui nous rendra l’oubli et le présent perpétuel ».

« Je feuillette le livre, j’interroge l’oracle » conclut Gérard Cartier. « l’unique amour nous voue aux chagrins… la page se brouille. on ne doit pas camper sur les tombes. lâcher la main de l’absente. repousser les volets. nettoyer le jardin, un feu de ronces. que les roses refleurissent sur le brûlis. lui vouer seulement quelques pieds de violettes. un trésor caché. tandis que coule, sous le parapet, la vie perpétuelle… »

On laissera sagement le dernier mot à ces points de suspension.


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