mardi 15 octobre 2024

BONNES FEUILLES. DEUX EXTRAITS DU SOC DE YANNICK FASSIER AUX ÉDITIONS TARMAC.


 

J’avais prévu après avoir rendu comme j’ai pu compte de l’intéressant ouvrage de Yannick Fassier, Le Soc, d’en reprendre ici quelques extraits consistants permettant non seulement de se faire une idée de l’écriture assez singulière de ce livre mais de nourrir un peu plus encore les pistes de réflexion finalement assez nombreuses que ce blog a entrepris de suivre. Les images que je viens de poster de quelques toiles du peintre suédois Liljefors m’ont amené à choisir ces quelques pages que je trouve personnellement lumineuses à propos de l’opposition entre le végétal et l’animal. Des propos qui ne sont pas chez moi sans entrer en résonance avec de nombreux autres textes comme la célèbre huitième élégie de Duino de Rilke, tel passage d’Italo Calvino sur l’herbe[1] ou encore d’Augustin Berque[2]voire bien sûr des ouvrages comme celui de Baptiste Morizot Manières d’être vivant…

J’ai adjoint à ce long extrait un plus court passage sur la façon dont à travers la mémoire, la lecture, l’écriture, la culture donc, les morts se conjuguent pour toujours aux vivants. À l’infini.

 

Nature morte — Le groupe ne rend pas l'animal plus fort, il retarde seulement sa mort. II facilite la résistance de son individualité. Le groupe se sert du nombre. Il y a une différence de nature entre la vie en réseaux du végétal et la vie individuelle de l'animal, au sens d'individu, qui vit en collectif. Lorsque je regarde une prairie, je ne vois pas un troupeau. Je vois une vie qui a la possibilité de se revivifier, de se régénérer au fil des saisons. La prairie ne vieillit pas, alors que le troupeau vit sans cesse sous la menace de son extermination.

 

Combien d'espèces de plantes identiques à celles-ci parcouraient déjà cette terre que je contemple alors que les meutes n'étaient encore qu'une idée sans fondement ?

 

Meute. C'est dans cette idée de déplacement que se niche une différence essentielle entre le végétal et l'animal : ils ne vivent pas de la même façon, c'est à dire à la même vitesse et dans le même espace. II me suffit d'essayer de me penser moi-même face à cette prairie pour m'en convaincre. Je la regarde, j'en circonscris des parties, j'en détaille des endroits. Mais cette prairie, en quoi me fait-elle face ?  

 

Quand je regarde des champs de fleurs et que je goûte à leur légèreté sous le vent, je ne fais pas que ressentir des sentiments m'inspirant des lignes poétiques. Ce genre de moments me distingue foncièrement de la vie végétale et me ramène à ma condition d'individu périssable. La lourdeur de ma conscience, son poids, m'arrache au flux de l'éternel retour de la vie et fait peser mon ipséité. Elle que je sens s'emmêler dans d'autres temporalités, qui est portée par elles et qui s'individue en elles, est toujours menacée de s'en détacher et de basculer dans le néant.  

 

À contrario, dans son expression, le végétal en terre m'apparaît comme étant le rythme de son milieu : elle le bat tout en le suivant. Alors que dans le vase posé sur la table comme dans la corbeille placée sur le buffet, les fleurs de cette prairie sont en sursis. Le geste qui consiste à les sortir de leur réseau les rapproche de la condition animale. Le végétal coupé des autres en acquiert une des caractéristiques les plus propres : la vulnérabilité exacerbée aux affres du temps, son inclusion forcée dans une autre temporalité.  

 

Je contemple une de ces fleurs et ses superbes couleurs. Je me demande si elles signifient quelque chose, s'il y a une intention particulière derrière ces dégradés. Me voilà donc de nouveau égaré dans une quête du pourquoi où je finis par tomber dans un piège que je connais pourtant déjà. Je recommence à vouloir affubler d'un sens ce qui n'en a pas, mais surtout à ce qui n'en a pas pour moi. Et voilà donc comment cela revient encore au Même, c'est-à-dire comment en Soi tout tente d'être ramené à Moi. C'est un peu mon tu dois anthropomorphique. Il me parait inconcevable — insupportable ? — que les couleurs magnifiques de cette fleur ne s'adressent à personne. Et il serait encore plus incompréhensible qu'elles ne s'adressent pas à moi. J'éprouve la fleur, quand elle de son côté ignore jusqu'à mon existence. Et tout cela se fait en pleine conscience c'est-à-dire uniquement la mienne.

 

Cependant, nous avons un point commun en tant qu'étants temporels dans l'histoire d'une organisation ponctuelle : celui de la vie qui ne meurt que pour mieux renaître, bien qu'encore une fois cette continuité ne soit pas de même nature. L'animal, qu'il vive en groupe ou non, consiste dans son existence propre, individuelle, lorsque le végétal subsiste, persiste dans une existence collective. La forme ne doit pas nous tromper : le rhizome diffère.

 

Il me vient alors à l'esprit qu'il y aurait ici sans doute beaucoup à paenser quant à la question de l'arrachement. Il y a tant à apprendre du monde, tant à essayer.

 

Voilà un autre exemple de ce que je supporte de pensées : quel cadeau empoisonné m'offre la fleur par sa beauté ? La tricherie avec la vie. Elle me pousse à idéaliser, c'est-à-dire que je la compare à une idée. Je ne veux pas en perdre la beauté, la voir se faner. Si bien que de la prairie au vase, de mon esprit à la ligne, j'immortalise. Je découpe une image de la vie et je la colle dans mon paradis artificiel. Dès qu'elle se ternit, je la remplace par une nouvelle, plus fraîche, mais déjà toute faite. Ne me souciant pas de sa provenance mais uniquement de son apparence, je vais parfois jusqu'au déni de son dessèchement. Ce que je pourrais au moins tenter, c'est de la conserver au cœur d'un livre, entre deux pages, et me rappeler plus tard de son histoire, cela m'obligerait peut-être à la reconsidérer, à la remettre en perspective, à me souvenir de ne pas oublier d'y penser.

 

***

 Notre mort n'est pas celle de la vie : elle est une co-naissance. Celle d'une mémoire achevée que pourront s'incorporer d'autres vivants paensants. Ils reprendront cette mémoire, s'en inspireront, en respireront : elle sera pour et avec eux créatrice au sein du monde, dans le monde, avec le monde. À cet ultime instant où nous serons finis, d'autres nous continueront, à l'in-fini. Ils écriront au début en notre nom et avec notre nom, jusqu'à ce que ce nom ne soit plus seulement le nôtre mais une partie du leur, pour qu'ils en viennent enfin à écrire en leur nom. Et cela jusqu'à ce que nos noms deviennent des mots trouvant refuge sous le verbe, en tant que l'accueil et le recueil de l'impersonnel, nous faisant passer du définitif à l'infinitif, pour une infinité de vies à conjuguer.

 

Ainsi la lecture, ainsi l’écriture…

 

Sympoïèse…

 



[1] http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2016/06/cest-lete-regardons-mieux-pousser-les.html

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