De Thessalonique, cette ville de plus d’un million d’habitants tout au nord de la Grèce, à peine sais-je que, capitale de la Macédoine, elle ne se trouve qu’à quelques dizaines de kilomètres de Stagire où serait né Aristote avant qu’il ne devienne le précepteur d’Alexandre le Grand. J’ai donc apprécié de pouvoir lire dans la postface de l’anthologie consacrée aux Poètes de Thessalonique (1930-1970)[1] par les éditions Le Miel des anges[2] et sous la plume de Michel Volkovitch qui en est le maître d’œuvre ainsi que le traducteur, un engageant portrait de cette ville aux profondes et diverses racines.
J’imagine aisément que bien des lecteurs feront aussi leur miel de ce texte qui leur rappellera en effet que la Grèce ne se limite pas à Athènes, aux quelques vingt monastères orthodoxes établis depuis le Xème siècle sur les pentes du Mont Athos ou à quelque croisière sur les îles.
SOMBRE LUMIÈRE
A côté d'Athènes, cette bourgade grandie trop vite, cette parvenue surexcitée, Thessalonique a des allures de princesse : depuis sa naissance il y a vingt-trois siècles, elle n'a cessé d'être une grande ville. Carrefour entre Balkans et Méditerranée, Orient et Occident, elle est restée longtemps, comme Smyrne, Alexandrie ou Constantinople, un centre cosmopolite où les Grecs étaient minoritaires. Libérée des Turcs en 1912, elle a bientôt perdu ses minarets et ses hammams, sa population turque, ses Arméniens, ses Albanais, ses Bulgares, puis ses Juifs exterminés par les nazis ; ce long passé antique, byzantin, ottoman, levantin n'affleure plus que par signes discrets ; les étrangers qui la traversent, assez peu nombreux, n'y voient le plus souvent qu'une grande cité moderne, avec, en cherchant bien, quelques églises anciennes entre les immeubles... Il faut rôder longtemps, dans les ruelles de la vieille ville en montant vers les remparts, pour découvrir peu à peu l'âme cachée de Thessalonique ; pour pressentir que partout, dans cette ville hantée de fantômes - et pas seulement sur les icônes de ses églises — l'invisible est toujours présent.
Thessalonique est aimée des Grecs. Ses habitants, dit-on, sont moins pressés, moins agressifs que ceux d'Athènes. Le bruit court qu'on y tombe amoureux plus facilement qu'ailleurs. Les Thessaloniciens, eux, voient leur ville un peu comme une mère. Et la « mère des pauvres » — tel est son surnom peut à son tour être fière de ses enfants : un nombre impressionnant d'écrivains grecs y sont nés, y ont grandi, même si beaucoup l'ont quittée ensuite. Thessalonique est un incubateur.
Les hivers là-haut sont rudes et les étés moins aveuglants que dans le Péloponnèse ou sur les iles. On ne trouvera pas ici des poèmes solaires comme ceux d'Elytis, mais une lumière plus sombre et secrète. C'est sans doute moins une affaire de climat que d'histoire. Byzance est ici moins morte qu'ailleurs et son ombre plane sur ces pages. Si la tradition byzantine, dans toute la Grèce, est plus vivante que l'héritage antique dont les étrangers font si grand cas, le haut lieu de cette Grèce byzantine est le Nord, et avant tout Thessalonique. Il y a dans la plupart des poèmes qu'on va lire, sinon toujours une véritable foi, du moins un même sens du sacré, du mystère, du symbole, et tous ces anges qu'on y rencontre ont une présence d'êtres de chair.
Ville à bien des égards active, dynamique, mais géographiquement un peu à l'écart — les pays voisins, Turquie, Bulgarie, Macédoine du Nord, ont des contacts limités avec elle —, l'ancienne cité cosmopolite, une fois devenue grecque, a longtemps gardé un côté solitaire, un quant à soi, une langueur secrète.
Cette anthologie se limite aux quarante années où l'on peut vraiment parler de poésie salonicienne. Avant 1930, là-bas, nous dit-on, il n'y avait rien ; depuis 1970, il y a autre chose. Les poètes de la ville, aujourd'hui, ne se distinguent pratiquement plus de ceux du reste du pays. Mais pendant quarante ans les grands noms ici présents ont formé, par-delà leurs différences, un petit monde à part qui justifie qu'on les rassemble. On les a regroupés sous la même bannière intitulée « école de Thessalonique », abusivement sans doute, mais on retrouve chez les trois premiers surtout, un peu de la même lumière.
Aux voix de Vafòpoulos, Karèlli, Pentzìkis, Thèmelis et Varvitsiòtis, il faudrait certes ajouter celle d'un autre poète majeur : Dinos Christianòpoulos. Mais avec lui on est à bien des égards dans un autre monde. Le Miel des anges a choisi de lui consacrer tout un volume, publié avant celui-ci. Cet individualiste forcené aurait sûrement souhaité, s'il était encore vivant, rester seul.
Michel Volkovitch
[2] Le Miel des anges, que je remercie de m’avoir adressé ce livre ainsi qu’un second plus ancien rassemblant autour de la question de la traduction en vers, les réflexions de divers traducteurs dont André Markowicz, Pierre Vinclair et Michel Volkovitch lui-même, a été fondée en 2013 sous la forme d’une association loi 1901. Forte aujourd’hui de plus de 120 titres publiés elle travaille, sous la responsabilité de Michel Volkovitch, à faire connaître au public francophone les auteurs grecs d’aujourd’hui et du siècle dernier.
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