mardi 21 février 2023

VIVRE, ÉCRIRE, AVEC LA PEINTURE : À PROPOS DE DEUX LIVRES RÉCENTS DE JAMES SACRÉ ET DE MYRIAM ECK.

 

Accompagner avec ses mots l’œuvre d’un peintre est une des tentations parmi les plus fréquentes du travail poétique. Inversement les peintres apprécient le plus souvent de voir leurs amis poètes prêter voix à ces choses muettes dont comme disait Poussin ils font profession [1]. Sans remonter aux célèbres ekphrasis tant prisées de la littérature antique, chacun a toujours bien en tête le dialogue entre Baudelaire et Delacroix, Mallarmé et Manet, Apollinaire et Derain, Cendrars bien sûr et Sonia Delaunay, Chagall ou Fernand Léger ou plus proche de nous Charles Juliet et Bram Van Velde … C’est que pour paraphraser le célèbre rhéteur Lucien de Samosate, quiconque voit se présenter sous ses yeux un spectacle ou une œuvre admirable ne peut faire autrement que d’éprouver en lui le besoin de s’en pénétrer et ne pouvant demeurer muet devant tant de beautés, de tenter de les exprimer « par une parole reconnaissante ».[2] Aujourd’hui peintres et poètes, s’ils continuent d’entretenir entre eux cette stimulante complicité voient surtout dans cette démarche un moyen de sortir un peu de la solitude où les enferme leur art, tant poésie comme peinture à l’exception de quelques rares grandes exceptions restent toujours dans la cruelle réalité imposée par nos univers marchands, terriblement confidentielles.

Les deux livres dont je voudrais aujourd’hui saluer la parution, celui de James Sacré, De la matière autant que du sens, publié chez Al Manar comme celui un peu plus ancien de Myriam Eck, Sans adresse le regard n’a pas de bord, chez Æncrages & Co, relèvent tous deux de cette tradition qu’on dira de compagnonnage. Le premier avec le peintre et graveur d’origine marocaine mais vivant à Montpellier Mustapha Belkouch, le second avec Serge Saunière, ayant lui fait ses études d’art à Paris mais fortement influencé ensuite par l’art du Japon où il aura vécu un grand nombre d’années.

Tout cependant distingue à première vue ces deux ouvrages. Car autant le texte de James Sacré où se retrouvent d’ailleurs la plupart de ses thématiques, se déploie sur toute la hauteur et la largeur de la page, nous proposant des suites de plusieurs pages riches comme l’annonce d’ailleurs son titre de matières, souvent pittoresques, empruntées aussi bien à ce qu’il voit dans les œuvres qu’à ce que cela lui rappelle de ses nombreux voyages en Afrique du Nord comme en Amérique, autant celui de Myriam Eck est ramassé, concis laissant au blanc tout son espace pour ne nous proposer qu’une série de textes lapidaires, à très haute tension à quoi l’esprit du lecteur doit se confronter, caillou contre caillou, pour en faire surgir le sens.

Et pourtant qui lira vraiment ces deux textes ne pourra qu’être frappé par tout ce qui par ailleurs les rapproche au point qu’on pourrait en forçant toutefois quelque peu sa pensée, échanger leur quatrième de couverture. Ainsi, « De ce que l’œil a vu(et peut-être son cœur)[…] La pensée s’épuise/ Pour aviver quel désir ? » pourrait assez bien convenir au livre de Myriam Eck, comme inversement, « Le noir s’approfondit en soi/ Remonte l’oubli// Un fond d’où remonte l’oubli pour que le noir existe », pourrait convenir à celui de James Sacré.

C’est que peut-être on ne peut parler de peinture et du réel auquel elle se cogne, se confronte qu’en terme de désir, de profondeur mais aussi de distance, les lignes et les couleurs quelles que soient leur nature, leur matière, leur épaisseur, ne parvenant pas plus que nos mots à définitivement enclore, cercler ce réél aux dimensions multiples qui ne se laisse saisir que pour mieux nous glisser toujours entre les mains.

Pour donner une idée un peu plus précise de ces deux ouvrages somme toute complémentaires, je renverrai simplement pour le livre de Myriam Eck à l’excellent choix fait par Dominique Boudou à la suite de l’élogieux article qu’il lui aura consacré sur son blog, tandis que pour le livre de James Sacré qui est une nouveauté, je reprendrai en illustration de mes maigres propos, cette double page que le lecteur retrouvera au centre précis du livre, pages 42 et 43 sous leur titre, Mots et Pensée.

Mots

Graver dans les mots que t'as cru

Ça serait pour l'éternité

L'éternité pas plus loin

Que ce poème en train :

La voilà passée.

 

**

 

Sur de grandes parois de grès rouge

(Et pas loin presque toujours

Le vert des peupliers cottontvoods)

Des Indiens d'un très ancien temps

Ont gravé des figures qui sont peut-être des mots.

Mais le temps parfois fait qu'une plaque de grès s'effondre (poussière)

Des fragments sont maintenant dans les musées :

On entend la pierre des mots

Rouler au fond du temps. Et le temps

C'est là juste à côté, un poème (une fumée).

 

**

 

Ecrire un poème c'est peut-être croire

À je sais pas quoi qu'on graverait dans les mots

Dans les mots, ou dans la forme

Que peu à peu prend le poème.

Quand le poème est écrit

Tu fais passer dessus le papier de ta pensée :

Une lecture comme on dit ; c'est jamais

La parfaite gravure qu'on voudrait

 

 

Pensée

 

Poèmes pour accompagner

Qui ont cru mieux penser

Et n'ont rien montré.

Rien de si vivant

Dans les mots.

 

**

 

Lorsque deux ou trois poèmes me sont venus, donnés

Autant par des paysages traversés que par avoir pensé

À des gravures de quelqu'un

Je me dis qu 'il faut remettre à demain

L'envie d'en écrire d'autres, que sinon

Je m'en vais rabâcher les mots déjà proposés

Mais sans doute que j 'ai tort, écrire, écrire encore

Jamais c'est la même gravure de mots.

 

**

 

Poème ou gravure :

Ne voit-on que de l' 'encre

Qui touche du papier ?



[1] On connait la sentence transmise par Plutarque du grec Simonide qui parlait de la peinture comme une poésie muette et de la poésie comme peinture parlante. Poussin quant à lui disait exactement « faire profession de choses muettes ».

[2] Voir : https://fr.wikisource.org/wiki/Sur_un_appartement . L’expression de « parole reconnaissante » est  ici tout simplement magnifique.

 

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