Paul Celan, Sauver la clarté, publié aux éditions unicité, se présente comme une sorte de quête littéraire en douze chapitres où par des chemins qu’elle qualifie de buissonniers, Marie-Hélène Prouteau explore la vie et l’œuvre du grand poète de langue allemande qui, né en 1920 en Roumanie, se jettera un lundi d’avril 1970, dans l’eau noire de la Seine. Du haut du pont Mirabeau. Comme elle l’explique dans un Avant-propos (p. 13), « c’est un hasard objectif qui est venu faire étrangement signe. La découverte éblouie de deux fresques-poèmes de Celan. »
La première, qu’elle découvre lors d’un passage à Leyde[1], est l’œuvre de Jan Willem Bruins, le même à qui l’on doit à Paris, la célèbre transcription calligraphique du Bateau ivre de Rimbaud sur un mur de la rue Férou. Elle reprend les trois quatrains du poème Nachmittag mit zirkus und Zitadelle (Après-midi avec cirque et citadelle) tiré du recueil la Rose de personne. La seconde est visible au plafond de la résidence pour étudiants, Concordia, rue Tournefort où habita Celan dans les dernières années de sa vie. Elle est l’œuvre de Giuseppe Caccavale, professeur à l’École des Arts Décoratifs de Paris et reprend un poème, Aus dem moorboden (Du fond des marais) tiré de Partie de neige[2].
Ces deux fresques et bien entendu les deux poèmes qu’elles mettent de façon frappante[3] en valeur, servent de point de départ au très riche et instructif « vagabondage » auquel se livre Marie-Hélène Prouteau qui, page après page, n’a de cesse d’inventer au sens principalement ancien du terme, toutes sortes de connexions, entre l’œuvre qu’elle cherche à éclairer[4], la vie de son auteur et le monde littéraire, artistique mais aussi politique, historique, géographique voire même naturel et géologique, dans lequel il s’est trouvé plongé.
C’est ainsi que tournant autour de Paul Celan, lui-même, comme elle l’écrit, « jamais rassasié de signes », Marie-Hélène Prouteau multiplie les mises en relation, les perspectives, notant les correspondances, les coïncidences de toutes sortes pour tracer, reprenant ici le terme utilisé par Celan lors de son Discours de remerciement à Darmstadt pour le Prix Büchner, ses propres méridiens. Je ne saurais bien évidemment, dans cette courte note, reparcourir l’ensemble de ces lignes. Dont j’imagine que le lecteur ne manquera pas de s’émerveiller au fur et à mesure de son avancée dans le livre.
« Perdu était Non-perdu, / le cœur une place forte » proclament les deux derniers vers du poème intitulé Après-midi avec cirque et citadelle. Ce poème écrit lors d’un séjour heureux en Bretagne, à l’été 1961, dans une des dépendances du château de Kermorvan évoque une journée passée par Celan, sa jeune épouse Gisèle Celan- Lestrange et leur fils de 6 ans, Éric, à Brest. Multiples, vraiment multiples sont les fils que Marie-Hélène Prouteau parvient à tisser tout autour ainsi qu’à l’intérieur de ce pourtant court poème où s’exprime de façon saisissante la véritable nature pour Celan de l’écriture poétique. Qui n’est pas plus de nature lyrique ou descriptive que purement esthétique. Elle est avant tout de parole et plus exactement constitue une « contre-parole », la seule capable, dans la pleine conscience des lourdes et terribles ombres qui pèsent sur nos destinées, de porter l’intransigeante revendication d’amour et de liberté qui fonde la part la plus noble de notre humanité.
Cette parole n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait se dire, au vu de la part d’hermétisme[5] qui est assurément la sienne, une parole solitaire. Elle prend en charge celle de nombreux poètes qui comme elle ont vraiment résisté. Et pas que des poètes d’ailleurs. L’ouvrage de Marie-Hélène Prouteau fera découvrir j’imagine à beaucoup de ses lecteurs les liens unissant l’œuvre de Celan à celles bien entendu d’abord de Mandelstam dont il fut comme on sait, en Europe, le premier traducteur[6], mais encore de bien d’autres jusqu’au très inattendu Antoine de Saint Exupéry en passant par, j’énumère ici tout en vrac et de façon incomplète, Walter Benjamin, Paul Klee, Rembrandt, Marina Tsvetaïeva, Boris Pasternak, Kafka, Jean Hus, les déportés du camp de concentration de Börgermoor où est né le Chant des marais… Sans oublier l’œuvre graphique de son épouse Gisèle Celan-Lestrange à qui Marie-Hélène Prouteau consacre son avant-dernier chapitre.
Cette parole peut paraître fragile. La mort même du poète qu’il est sans doute un peu trop facile d’interpréter comme un aveu d’échec ou d’impuissance, ne saurait ici toutefois nous aveugler. Dans les vers de Celan insiste Marie Hélène Prouteau brille définitivement un éclat. Une lumière que rien ne peut venir éteindre. Et qui d’âge en âge passera. Comme elle l’a fait sur les murs de Leyde ou dans cette résidence d’étudiants de la rue Tournefort. Et dans le cœur de ceux qui un jour, après eux, après nous, les viendront lire. Et s’en sentiront raffermis.
Dans son Discours de Dresde, en 1960, Paul Celan citait une phrase du philosophe français Malebranche, découverte par lui dans une œuvre de Walter Benjamin consacrée à Kafka : « l’attention est la prière naturelle de l’âme ». Cette « attention, ajoutait-il, que le poème tâche de porter à tout ce qu’il rencontre, son sens plus aigu du détail, du contour, de la structure, de la couleur, mais aussi du «frémissement », de « l’allusion », dans le mouvement exigeant et impérieux qui le pousse vers l’autre qu’il s’agit aussi de faire advenir en soi, nul doute qu’elle aura porté Marie-Hélène Prouteau tout au long de sa propre rencontre avec l’œuvre de Celan. Qu’elle en soit remerciée.
[1] C’est à Leyde qu’est née au cours des années 90 la belle utopie de faire sortir la poésie du livre imprimé pour l’inscrire un peu partout sur les murs de nos villes. C’est le projet « Muur Gedichten », qui y sera réalisé entre 1992 et 2017. À l’origine de cette opération se trouvent deux artistes, Jan Willem Bruins et Ben Walenkamp, créateurs de la fondation Tegen-Beeld (À contre-image). Plus de cent vingt muurgedichten (« poèmes muraux »), composés dans trente-neuf langues différentes, se retrouvent ainsi inscrits sur les murs des façades transformant la ville en une sorte d’anthologie de la poésie mondiale de toutes les époques.
[2] Voir pour plus de détails : https://revuedecor.fr/ciel-de-celan/
[3] Le dernier chapitre du livre intitulé « Plus proche de l’art graphique » développe une intéressante réflexion sur ce qu’apporte au lecteur/spectateur cette façon bien particulière d’exposer le poème aux regards.Marie-Hélène Prouteau y parle « d’épiphanie verticale » par laquelle « l’élan de la matière poétique et picturale engrange des rêveries de l’espace ». Par là, ajoute t-elle, « les scintillations celaniennes s’inscrivent contre les brisures du monde : elles refaçonnent sous nos yeux l’espace habitable en y posant de petits signes de fraternité ». (p. 134)
[4] A tous les sens du terme, comme en témoigne bien évidemment le titre de son livre.
[5] Voici comment Celan l’expliquait dans son Discours de Darmstadt : « Mesdames et Messieurs, il est aujourd’hui passé dans les usages de reprocher à la poésie son « obscurité ». Permettez moi, sans transition, — mais quelque chose ne vient-il pas brusquement de s’ouvrir ici ? — permettez-moi de citer un mot de Pascal que j’ai lu il y a quelque temps chez Leo Schestow : « Ne nous reprochez pas le manque de clarté car nous en faisons profession!» — Congénitale, non, mais bien conjuguée à la poésie en vue d ’une rencontre échéant d’un loin ou d’un ailleurs — lui-même produit peut-être, pour un projet de soi — : cette obscurité. »
[6] Présentant les poèmes de celui qu’on peut considérer comme l’un de ses « interlocuteurs providentiels » (l’expression est de Mandelstam) Celan écrit en 1959, que ces « poèmes d’un naufragé, sauvés du naufrage et reparaissant au jour, nous concernent, nous les hommes d’aujourd’hui ». Comme sans doute toujours les poèmes de Celan.
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