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Personne ne me croira, j’imagine, si j’affirme que la poésie de Dominique Quélen est une poésie des plus claires. Ou comme il l’écrit lui-même, d’une « obscurité plus claire que la clarté même ». Et pourtant quiconque garde bien à l’esprit 1) ces deux ou trois choses fondamentales que ses cours de linguistique lui auront enseignées à propos de la différence entre le mot et la chose, la nature complexe et diverse du signe, comme aussi 2) certaines des considérations de Stéphane Mallarmé autour de la fleur absente de tout bouquet ou par exemple encore de la disparition élocutoire du poète, sans trop négliger non plus 3) ce qu’il faut savoir du Temps comme des temps qui s’efforcent dans nos langues à le décomposer grammaticalement en formes, pourrait souscrire à cette affirmation[1]. Bien reconnu, par ailleurs, que les textes de Dominique Quélen procèdent assez souvent, quelle que soit la nature de ce qu’ils évoquent, d’un humour pince sans rire et d’une forme sans doute un peu douloureuse mais tout-à-fait réelle d’auto-dérision, je crois pouvoir dire que ces livres avec toute l’invention perpétuelle qui les caractérise, signifient à coup sûr davantage que ces monceaux de vers de Carnaval ou de Carême qui ne cherchent, à gros ou maigres renforts de clichés comme de clins d’œil à la mode du temps, qu’à faire poésie sans en prendre le risque vraiment.
Pour Dominique Quélen, la poésie tient en premier lieu à la forme. Il le dit et sans cesse le répète. Sa forme ici est le Tombeau, c’est-à-dire un texte en principe adressé à un mort dont on veut honorer la mémoire. Si ces Tombeaux comme en particulier celui bien connu composé par Mallarmé sur Verlaine procèdent pour certains d’une émotion sincère ils n’en sont pas moins aussi l’occasion d’un pur exercice littéraire, parfois même quand il s’agit d’honorer un puissant, d’obtenir de sa famille une rétribution matérielle. Peut-on imaginer, sans vouloir en rien préjuger de la douleur véritable éprouvée par l’auteur[2], que composant quelque quarante années plus tard un Tombeau pour son demi-frère mort en 1978 d’un accident de vélo, Dominique Quélen soit de son côté animé de ces diverses motivations, ce livre étant bien entendu aussi pour lui l’occasion d’entretenir socialement son existence littéraire.
Confronter son écriture à la mort n’a rien d’insignifiant. Tant tout peut à la fois naître et surtout disparaître, venir mourir aussi dans le langage. Dominique Quélen le sait qui sait aussi que celui qui se risque au poème a vocation à s’effacer, à voir se dissoudre, se perdre, une partie de lui dans ce qui devient par la force ou la nature des choses comme un tombeau de lui-même. D’où ces petits tas réguliers de vers octosyllabiques alignés à la suite les uns des autres et qui composent pour nous cette chapelle ardente[3] de quelque cent trente pages où viennent désormais s’éclairer nos lectures. Tout se vaut. Tout est égal. Et tout est égal à rien[4] affecte de nous faire croire Dominique Quélen. La fin comme le début. Qui est déjà une fin. Comme la fin se fait aussi début. Ce qui chez lui engendre d’inhabituelles et surprenantes circulations avec improbables creusements de galeries multipliant les allers-retours de la matière aux choses puis aux mots, du corps à la pensée, de la partie au tout, de l’être au non-être et inversement, à travers aussi des glissements sémantiques, des plongées étymologiques[5], prouvant bien à la fin qu’il n’y a pas pour notre intelligence sensible de plus libre et puissant véhicule[6] sûrement que les mots. Des mots pourtant qui tout autant qu’ils nous confortent, réconfortent, nous isolent. Le contraire étant tout aussi vrai. Comme il nous le faut comprendre. Si nous montons à bord[7].
Dominique Quélen sur ce blog
A propos de Gestion des ensembles communs
Et aussi : http://lesdecouvreurs2.blogspot.com/2022/03/comprendre-quil-ne-faut-pas-comprendre.html
[1] Dans Gestion des espaces communs, paru il y a quelque temps chez LansKine, D. Quélen précisait, ce qui éclaire pas mal son approche : Pas de solution de continuité entre la langue et le réel (ou la fiction), non parce qu’ils s’équivaudraient mais parce que croyant être dans l’un on est dans l’autre : ça communique, comme si – hypothèse – l’objet de ce texte était le texte lui-même et l’objet qu’il constitue, qui dérive à l’intérieur d’un espace clos.
[2] Sur laquelle, ne parlant ici qu’à propos de l’ouvrage, je ne m’étendrai pas. Cette douleur disons d’ordre biographique, relevant d’ailleurs ici d’une intimité qui s’exprime certes, et très visiblement, mais tout en se cachant à travers un texte qui à mon sens largement la décadre.
[3] On s’étonnera encore sans doute de cet adjectif surtout quand on aura lu, par exemple le poème de la page 116 qui compare le poème à une « boite froide : momie dans un musée comme à ciel ouvert ». Où des gens s’échangent de petits vers… Mais c’est là je pense un effet de cet aspect de la personnalité de Dominique Q. qui affecte de ne pas trop prendre au sérieux ce qu’il a mis le plus extrême sérieux à produire. J’imagine qu’il suit aussi en cela la recommandation mallarméenne de Quant au livre : « L’écrivain, de ses maux, dragons qu’il a choyés, ou d’une allégresse, doit s’instituer, au texte, le spirituel histrion ».
[4] Mais si tout était vraiment égal à rien, il n’y aurait bien sûr pas ces textes. Que barre en leur milieu la présence furtive, légère, systématique, d’un certain décasyllabe qui vient nous faire comprendre que tout n’est pas si égal qu’il semble et qu’entre le frère et le frère, entre autres, une ligne de partage s’est bien au présent faite qui veut qu’ils ne soient plus exactement les deux moitiés identiques d’un tout.
[5] On se reportera à son livre, Cable à âmes multiples qui fait comprendre que c’est précisément en jouant, se jouant de toutes ces communications qu’il repère, invente à travers l’écriture que ses textes trouvent leur dynamisme propre : l’ensemble de ces divers objets se transmettant force, énergie, mouvement. Comme des fils d’acier à l’intérieur d’un câble.
[6] Il peut être intéressant de rappeler ici que le mot « véhicule » désignait au début du XVIème siècle une substance dans laquelle un médicament est en dissolution. Puis le conduit qui assure l'écoulement d'un liquide. On se rappellera aussi le goût particulier de notre auteur pour tout ce qui est fluide, écoulement, suintement.
[7] Ce que bien sûr je ne saurais trop recommander. Du moins à des lecteurs solides.
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