mercredi 1 novembre 2017

LE PIRE POÈTE DE L’HISTOIRE ! À PROPOS DE LA HAINE DE LA POÉSIE DE BEN LERNER


Je dois à La Haine de la poésie, ce petit livre du poète et romancier américain Ben Lerner, qu’ont récemment publié les éditions Allia, la découverte de ce que Wikipedia présente comme le pire poète de l’histoire. Rassurons-nous : ce dernier n’est ni notre contemporain, ni de culture française. C’est un tisserand écossais du XIXe siècle répondant au nom de William Topaz McGonagall dont la fameuse encyclopédie en ligne, qui lui consacre un intéressant article, nous apprend qu’en dépit de l’hilarité que suscitait dans le public la plupart de ses lectures, il n’hésita pas, après la mort de Tennyson à faire à pied et sous les plus violents orages, les cent kilomètres de route montagneuse séparant Dundee du château de Balmoral pour solliciter auprès de la reine Victoria, qui naturellement ne le reçut pas, le privilège de se voir attribuer le poste de Poète lauréat ! 


DAUMIER LE POETE LAMARTINIEN
Le système prosodique anglais différant sensiblement du nôtre, il faut lire l’analyse stylistique et les considérations d’ordre métrique que consacre Ben Lerner à l’un des textes les plus déplorablement célèbres que ce McGonagall consacre à l’effondrement, lors de l’hiver 1879, du pont ferroviaire, construit, dans sa bonne ville de Dundee, sur la rivière Tay, pour prendre la mesure, dans le détail, du caractère doublement catastrophique du talent de notre malheureux écossais. La traduction qu’en donne Lerner et qui prend en compte les errements prosodiques du texte initial, fournira toutefois au lecteur une idée de la faiblesse de ses ressources littéraires.

Magnifiqu’ pont ferroviaire du Tay argenté
Hélas ! Je suis vraiment désolé d’annoncer
Que quatre-vingt-dix vies ont été emportées
Le dernier jour du sabbat en 1879
Dont nous nous souviendrons pour de très longues années.

L’objectif de Ben Lerner n’étant pas ici de se moquer à peu de frais de l’ineptie parfaitement reconnue de l’œuvre d’un poète qui ne se survit que par les moqueries dont il fait toujours l’objet de la part de nos amis d’Outre-Manche, je voudrais attirer l’attention sur le fait qu’il ne se penche sur ce lamentable fiasco que pour affirmer quelque chose de la nature même de la chose poétique qui reposerait selon lui sur l’impossibilité de ne jamais parvenir à l’idéal que par essence elle vise. L’échec de W.T. McGonagall à nous faire partager la portée de l’évènement tragique qu’il entreprend de nous exposer ne serait en somme qu’une illustration par l’un de ses cas limites, de ce qui arrive à tout poème concret. Ne se contentant pas, comme on l’observe assez souvent, de ses dimensions programmatiques.


Cette vision des choses qui vient recouper à sa façon la célèbre formule de Chateaubriand selon laquelle « notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes » ou mieux encore celle de Flaubert comparant la parole humaine à « un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles » reprend cette bien complaisante antienne de la faillite du langage toujours incapable ou impuissant face à l’inépuisable, renversante ou inaccessible réalité. Certes il ne manque pas d’exemples parmi nos prétendus poètes actuels, d’auteurs chez qui « la plénitude de l’âme » déborde, sinon « par les métaphores les plus vides » du moins par le recours désespérant aux innombrables clichés et/ou facilités d’époque et c’est bien sûr le drame de notre malheureuse finitude de ne pouvoir que très rarement parvenir à se hisser au niveau de ses plus ambitieuses conceptions. Comme le faisait aussi remarquer T.S. Eliot que je me plais à citer, « Entre la conception/ Et la création / Entre l’émotion/ Et la réponse / Tombe l’Ombre ».

Mais si la poésie, bien éloignée de prétendre faire exister par la magie des mots en un certain ordre assemblés, quelque transcendante réalité, ne visait en définitive à rien de plus qu’à permettre, mettant des paroles sur la vie, la recréant en langage nôtre, de nous redonner intérieurement cette prise sur les choses qui autrement nous laisserait stupéfiés. Ou contraints de les signifier dans le langage si peu satisfaisant pour notre sensibilité, des formules communes dans leur costume ordinaire. Lorsque Guillaume Apollinaire écrit dans la Chanson du Mal-aimé qu’il a « le cœur aussi gros qu’un cul de dame damascène », ne peut-on pas remarquer qu’il dit bien sûr, à sa manière, que l’amour non partagé qu’il éprouve pour Annie Playden, le rend particulièrement malheureux mais qu’en se montrant capable de mettre des mots qui soient vraiment les siens sur une telle douleur il se redonne subjectivement un peu du pouvoir qui autrement lui était dénié. Affirmant par-là la puissance de sa vie intérieure et de son sentiment d’exister. Ce qui s’exprime ici par le côté obscène mais aussi merveilleusement évocateur et travaillé de sa comparaison. Si son texte n’ouvre à aucun arrière-monde, à aucune sidérante révélation et  peut encore moins se lire comme une expression réaliste de ses sentiments, l’expression à laquelle aboutit ici le poète ne s’en affranchit pas moins des limites des conventions, de cet enfermement référentiel dans lequel nous nous sentons trop souvent réduits dans la parole, ce qui ne peut que lui redonner un peu de l’air dont le prive la trop grande résistance qu’oppose à nos désirs la dure réalité.

En fait ce que semble négliger Ben Lerner dans son essai, par ailleurs toujours bien plaisant et nourrissant à lire, c’est que l’œuvre poétique qui compte ne « représente » pas. Mais répond. En inventant. En signifiant. Non sur le mode réducteur et platement indicatif du réalisme. Mais sur celui hautement créateur, vital et parlant, de l’expressivité. Qui ouvre à la présence. Appelle. Rythmiquement. Métaphoriquement. À travers l’intelligence élargie d’un langage qui pour se savoir intimement relié à la vie n’en éprouve pas pour autant l’absurde et désespérante volonté de la confondre ou de s’y substituer. 

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