Les jeunes éditions Warm m’ont récemment adressé le bien intéressant petit
livre qu’ils ont réalisé à partir de textes que Stéphane Bouquet a imaginés en
tentant comme elles l’écrivent « d’habiter » des photos de Morgan
Reitz. On rapprochera bien sûr cet ouvrage que nous nous empressons de
recommander, de cet autre beau livre intitulé Les Oiseaux favorables que nous avons sélectionné pour l'édition en cours du Prix des Découvreurs, qui se présente, comme je l’indiquais dans ce blog, « sous
la forme d’un monologue intérieur émanant d’une femme de 46 ans qui sent que
pour elle « tout est peut-être
fini, périmé, caduque, obsolète » et s’éprouve comme « une longue vibration de solitude qu’amplifient
toutes les ondes de douleur environnantes ».
Ce pourrait également être l’occasion pour nos amis professeurs, comme
on le leur recommande, de travailler sur l’image et d’étudier la façon dont
elle peut venir déclencher des actes d’écriture singuliers mais aussi très
fortement personnels.
Nous espérons que la lecture du tout premier texte de La Baie des
cendres, accompagné de la photographie qui en a stimulé l’écriture, donnera
envie à nos lecteurs de découvrir le reste de l’ouvrage.
Si seulement on pouvait m'indiquer la direction pense-t-elle
alors qu'elle s'est égarée dans une ville sans signe distinctif. Nous sommes
sur un pont au-dessus de l'eau et le ciel est aussi orange qu'un jus multifruits
bio vitaminé et sûrement pour l'occasion enrichi en mangues ou bien sinon la
publicité ment. Ce qu'elle voit d'ici, étonnant mais c'est directement le passé
ou presque directement le passé. Le problème est qu'elle est fatiguée et qu'il
est tellement difficile de tout faire tenir ensemble. Cela danse selon un certain
rythme c'est certain mais est-ce le même ? Les arbres plient un peu dans le
vent et des nuages défilent et tout ceci serait demeuré Inaperçu dans d'autres
circonstances. Par exemple, moins fatiguée ou jeune encore, elle aurait pu
éviter les répétitions et les phrases toutes faites et décrire simplement les
barges en bois sur le fleuve et même inventer des scènes torrides pour derrière
les stores de paille. Disons ces récits de jadis qui contiennent notamment des
vêtements imbibés de l'odeur insistante des chevaux. Mais aujourd'hui quelqu'un
a dû lui faire une injection de somnifère ou la peinturlurer d'une crème de
jour à base de plomb, elle a juste le courage de reprendre des mots déjà
entendus : par exemple on raconte qu'un homme voyage furieusement vers toi.
Est-il raisonnable d'avoir encore cet espoir pantelant et au reste une bonne
âme pourrait-elle lui chuchoter qui et quand et éventuellement où qu'elle ne
rate pas derechef le rendez-vous ? Pas dans les environs en tout cas, à moins
que le tramway ne consente à arriver et à s'inventer un arrêt que la photo a
simplement oublié de figurer et les choses alors auraient enfin cet aspect
concret et possible qui permettrait que tout et elle y compris perdure.
D'accord, dit-elle, on verra plus tard si jamais elle atteint plus tard grâce à
sa capacité sportive à outrepasser l'épuisement comme un coureur saute des
haies à toute allure et sans s'affaler. Ce jour-là, les veines de ses paupières
cesseraient de vibrionner. Mais en attendant le bateau postal vient d'apponter
et c'est la solution miracle. II y avait cette lettre qu'elle n'attendait plus
signée de ce prénom rougi comme un cœur qui s'agite. La lettre recommandait
avec un flegme quasi bouddhiste : contemple assez longtemps l'agencement des
lignes et des couleurs, tu devrais être capable de dénicher l'arrière-coin où
se cache la patience récompensée. Un simple baiser d'accueil quand nous serons
réunis. Mais où est-ce ? Peut-être devrait-elle finalement se résoudre à
demander l'aide d'un tiers ? Auriez- vous l'amabilité etc.
Profitons de l’occasion pour renvoyer aux propos de Stéphane Bouquet
dans le dernier numéro de la revue en ligne Secousse, en réponse à la question
lancée par les responsables de la revue : La poésie est-elle
réactionnaire ? En voici des extraits :
Il est
possible donc qu’écrive des poèmes celle ou celui qui a perdu quelque chose,
bien qu’elle ou il ignore quoi précisément – et que le poème soit son effort
d’autoconsolation. En cela, il y a bien une pulsion réactionnaire qui travaille
le fond de la poésie : l’appel d’un retour, quand on n’avait pas bêtement
laissé tomber ses clés ou son os. Mais ce qui ne l’est pas, réactionnaire,
c’est le chemin qu’il faut inventer pour satisfaire cette pulsion. […]
Le but des
poèmes (soyons modestes, des poèmes tels que je les envisage et les écris) est
de produire une vie suffisamment vivante pour donner l’illusion que la vie est
actuelle, présente, ou quasiment. Que nous y sommes presque, dedans, et non pas
exilés. Qu’en fait, il ne nous manque rien : ni un labrador, ni un chêne, ni un
Victor. Si bien que pour ce faire il est indispensable de créer d’interminables
effets de surprise dans la langue, si la vie est bien – comme je le crois – le
sentiment d’inattendu, de décalage qui sort les jours de leurs rails et fait de
chaque heure un matin. La langue du poème s’ingénie à produire de la surprise
et en cela, qu’on le veuille ou non, elle est condamnée au neuf, non par goût
un peu naïf du nouveau en tant qu’il est nouveau, avant-truc et cie, mais parce
que le neuf (dans la langue) est la seule façon de réaliser un état (peut-être
archaïque) où, pour nous (« nous » collectif, ou au moins duel), quelque chose
est toujours intensément de ce monde.
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