vendredi 17 novembre 2017

SUR NOTRE INCAPACITÉ À NOUS SOULEVER CONTRE CE QUI EST DÉTESTABLE.

Pour des raisons que chacun comprendra et qui débordent largement le parallèle que je faisais entre les mutineries de 1917 et « le délire officiel » de Noël, au moment où d’aucuns se sentent malgré eux, enrôlés dans la défense d’un modèle social dont on voit de plus en plus clairement qu’il ne profite qu’à une minorité d’individus qui se sont, semble-t-il, donnés comme objectif d’exploiter le plus possible leurs semblables, pour ne pas parler des ressources communes de la terre, je crois bon de revenir sur le livre de l’historien André Loez, que j’ai présenté sur mon ancien blog en décembre 2013. Il offrira peut-être à chacun de quoi comprendre en partie les raisons actuelles de notre incapacité à nous soulever contre un état des choses que nous sommes, je pense, de plus en plus nombreux à trouver détestable.

Tout vrai lecteur le sait. À l'intérieur de soi, c'est tout un jeu de configurations et de reconfigurations qui se produit durant le temps de la lecture. Là s'échangent des temporalités. Des situations. Des préoccupations. Celles bien entendu de l'ouvrage et des récits qu'il met en œuvre. Celles aussi qui nous sont propres et qu'aucune lecture même la plus captivante n'est en mesure de suspendre totalement.

Il en résulte parfois des mises en relation surprenantes.

Lisant le très important livre d'André Loez sur les mutins de 1917, que nous ne saurions trop conseiller en prévision des commémorations tous azimuts à venir, tandis que nous subissions la terrible pression commerciale correspondant à ce que Baudelaire appelait déjà dans les Petits Poèmes en Prose, l'"explosion du nouvel an", quelque chose en nous, malgré l'évidente différence des matières, malgré le caractère paradoxal et même possiblement choquant de leur rapprochement, nous enjoignait à chercher ce que ces refus de la guerre étudiés de façon si attentive par l'historien, un peu dans la lignée des préconisations du Michel de Certeau de l'Invention du quotidien, s'efforçaient aussi de nous faire entendre sur notre propre attitude à l'égard de ce qu'il est possible de considérer aujourd'hui comme l'obligation sociale de fête.


De manière à ne pas faire tort à l'ouvrage de Loez qui doit bien entendu être lu dans toute la richesse et la précision de ses démarches nous renverrons tout de suite ceux que le sujet intéresse au compte rendu très fidèle d'Antoine Prost pour la revue Le Mouvement social. Toutefois le livre d'André Loez ne nous aura pas seulement marqué par la rigueur et la qualité de son approche des évènements dont il cherche à comprendre le sens, mais aussi par les lumineuses explications qu'il nous fournit sur les limites de notre capacité, en tous temps, à décider de notre comportement face à ce qu'il nomme si bien, "les évidences collectives".


Dans le Plaisant que nous citions tout à l'heure, Baudelaire dénonce la façon dont "le délire officiel" qui s'empare du corps social au moment de Noël, prend une ampleur telle qu'il ne peut que "troubler le cerveau du solitaire le plus fort". C'est sinon ce "délire" du moins "l'effet d'écrasement" des discours patriotiques, des modèles et des normes auxquels "il devient difficile de ne pas se conformer, au moins publiquement" qui produit, si l'on en croit André Loez, plus que l'assentiment personnel, intime de l'individu à la guerre, sa soumission extérieure aux obligations qu'elle comporte. "Que les contemporains, écrit-il, veuillent ou non la guerre, il y a la guerre. Et le soldat, se bat parce qu'il ne peut faire autrement".

Le comportement de l'individu, même citoyen, au sein d'une société qui se dit pourtant républicaine est le produit, nous fait comprendre Loez, d'une horlogerie complexe. Que la volonté libre n'inspire que modérément. Et la participation de chacun aux diverses mobilisations qu'elle ordonne relève souvent moins d'un consentement véritable que d'une absence de perspectives qui viendraient dessiner des voies autres.

Et puis l'homme résiste mal au regard de ses proches. Combien d'entre nous, par exemple, ne sacrifient aux folies consuméristes de Noël que pour ne pas décevoir les autres. Conjoint. Enfants. Famille. A moins que ce ne soit pour ne pas perdre la face par rapport aux voisins.

Ainsi au moment des grandes mutineries de 1917, quand l'influence conjuguée de divers facteurs, rendra un moment envisageable de dire non à la guerre, les autorités sauront, entre bien d'autres dispositions apparemment plus terribles, faire aussi valoir la crainte du regard stigmatisant de l'entourage et des familles pour convaincre le soldat de remonter en ligne.

Bref. Nous ne voulons surtout pas réduire le livre si intelligent et nuancé d'André Loez, à ces perspectives simples et somme toute assez bien connues. Nous en recommanderons donc, une nouvelle fois, avec force la lecture qui montrera également, dans le détail et avec un souci constant de respecter la diversité des situations, des positions, des degrés d'élaboration des représentations, comment dans l'incessante confrontation de l'esprit mais du corps aussi au réel, il est difficile de trouver les mots, d'en faire une parole susceptible d'être entendue et de servir de point d'appui pour changer comme on voudrait autour de soi les choses.

Oui, il est toujours difficile de s'affranchir des emportements sociaux de toutes sortes. Comme à la fin d'un spectacle il est toujours embarrassant, surtout si celui-ci ne vous a pas déplu, de ne pas exagérément applaudir à l'unisson de la foule que réjouit alors son alerte grégarité. C'est que pris dans les multiples filets pas toujours si visibles de la société, rien n'est moins évident que de décider de son degré d'adhésion à ce qui, terrible ou apparemment plus joyeux, nous est donné, proposé ou imposé, à vivre.

Et c'est bien cela que nous fait entendre aussi, à nous, confortables et piteux mutinés des sociétés libérales dans lesquelles nous barbotons, la triste et douloureuse histoire des mutins de 1917 .

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