Il est des rêves collectifs dont
nous avons malheureusement appris à trop bien nous réveiller. Ainsi de celui que
nourrit au siècle dernier sur le territoire de l’ancienne Russie toute une
génération d’intraitables révolutionnaires qui tenta d’y installer pour
l’éternité une société sans classe et sans exploitation par la mise en place
d’un régime qui ne se maintint finalement pas plus que le temps d’une courte
vie humaine.
Sûrement que ce dernier dont on
sait les souffrances et les atrocités dont il fut responsable ne doit pas être
regretté. Mais confronté aujourd’hui à l’affirmation tellement écoeurante des
inégalités que les sociétés dîtes libérales ont laissé s’établir quand elles ne
les promeuvent pas, entre les fameux premiers
de cordée qui ne tirent à eux que les bénéfices du travail des êtres qu’ils
exploitent et la masse immense de ceux qui, de multiples façons, voient leur
vie ou une partie de leur vie, sacrifiée à ce système, pour ne rien dire au
passage de ce qu’il en coûte pour la survie de la planète, oui, confronté à
cela, on comprendrait qu’on en vienne à regretter ces visions d’avenir radieux
et que sous l’apparente résignation des comportements et malgré les efforts
d’endormissement des pouvoirs de tous ordres, germent à nouveau, dans nos coins
de cerveau toujours disponibles, des projets de « révolution »,
mûrissent dans nos cœurs des désirs de révolte, s’expriment un peu partout des
impatiences et des colères qui pourraient tout emporter demain.
C’est donc avec des préventions
moindres à l’égard de la tentation révolutionnaire et de ses effrayantes radicalités
que je me suis lancé ces derniers jours dans la lecture du monumental ouvrage
composé par l’historien américain Yuri Slezkine qui sous couvert de nous
raconter un peu à la manière de la Vie
mode d’emploi de Perec, l’histoire des premiers habitants de la fameuse Maison du Gouvernement construite à la
fin des années 20, face au Kremlin, pour
abriter quelques centaines de privilégiés du régime, tente d’analyser les
ressorts fondamentaux de la psyché bolchevique.
« Toute ressemblance
avec des personnages de fiction, vivants ou morts, serait pure coïncidence »
Disons-le tout de suite : ce qui m’a le plus retenu et soutenu tout au long de ma lecture, c’est cette dimension romanesque vivante et si je puis dire, habitée, qui presque d’un bout à l’autre de l’ouvrage, m’a fait imaginer des scènes, conduit à tenter de prolonger en moi les pensées et les sentiments d’un certain nombre de ces personnages dont l’auteur avec une ironie peu commune dans ce type d’ouvrage, a tenu à préciser en exergue que toute ressemblance qu’ils présenteraient avec des personnages de fiction, vivants ou morts, serait, son travail étant celui d’un historien, pure coïncidence !
Oui, terriblement difficile par
exemple de ne pas désirer poursuivre de l’intérieur comme si l’on était romancier
ou cinéaste, la plongée qu’effectue l’auteur au cœur de cette lutte pour
l’occupation du champ littéraire qui opposa, dans la première partie des années
20, le rédacteur en chef de l’éminente revue Krasnaïa Nov (Terres vierges rouges), Alexandre Voronski,
révolutionnaire de la première heure, organisateur des premières grandes grèves
ayant conduit à la prise du pouvoir par les bolcheviques, à la jeune garde des
critiques « prolétariens » pour lesquels toute littérature qui
n’était pas militante et révolutionnaire était nécessairement ennemie de la
révolution !
Photomontage représentant ce que devait être le Palais des Soviets, conçu par l'architecte Boris Iofane |
Tout aussi fascinante sur une
autre plan, l’ahurissante histoire qu’on aimerait à son tour raconter, de
l’édification du palais des Soviets qui, avec ce grouillement d’ouvriers de toutes
nationalités, Tadjiks, Ouzbeks, Kazakhs, Kirghizes, Russes, Ukrainiens,
Lezghiens, Ossètes, Persans, Indiens, Afghans, Tatars, Allemands, Polonais,
Géorgiens, Arméniens, Turcs et Américains même, devait, dans l’esprit de ses
promoteurs, constituer la huitième et dernière merveille du monde et présenter,
avec à son sommet une statue de Lénine de 100 mètres de haut pesant plus de
6000 tonnes, la version achevée de la tour de Babel célébrant « l’élan vertical audacieux, énergique et
harmonieux » animant un Socialisme conçu pour éclairer, unifier et transformer le monde.
Rendons justice à l’auteur. Sans
être lui-même romancier, les pages richement documentées qu’il consacre, de son
impitoyable déploiement dans la réalité jusqu’à son pathétique effondrement, au
grand rêve socialiste, parlent tout autant à l’intelligence lucide qu’à
l’imagination aidée qu’elle est par le recours systématique aux multiples
œuvres littéraires inspirées à l’époque par de si prodigieux évènements. Et
l’on regrette souvent que ces dernières qui ne semblent pas si dépourvues de
qualités qu’on a voulu nous le faire croire, soient devenues quasiment introuvables
de nos jours.
Ce rapport si
difficile à penser aux générations futures !
Nous pourrions consacrer des
pages et des pages à l’ouvrage vraiment extraordinaire de Yuri Slezkine. Dont
le parti-pris de construction et l’originalité de méthode sont de nature à aider
le lecteur à reconsidérer de façon moins caricaturale et scolaire, sous l’angle
par exemple de la pure monstruosité qui n’a jamais rien expliqué, l’histoire de
la grande utopie communiste dont il me semble que nous payons aujourd’hui les
lourdes conséquences de son échec. Mais avant d’abandonner le lecteur à sa
propre liberté j’aimerais attirer l’attention sur une question majeure qui apparaît
comme une sorte de fil rouge, c’est le cas de le dire, à l’intérieur du livre :
celle de son rapport, devenu aujourd’hui si nécessaire à penser, aux
générations futures.
Alors qu’en dépit de la manière
hyper-protectrice dont nous élevons nos enfants, nous semblons ne pas trop nous
soucier du monde dans lequel nous les entraînons à devoir vivre ou survivre, la
toute première génération de bolcheviques était, quant à elle, prête à
totalement se sacrifier ou du moins à sacrifier des millions et des millions
d’êtres pour assurer aux nouvelles générations un monde radicalement transformé
dont auraient totalement disparu l’exploitation de l’homme par l’homme et les
conditions matérielles désastreuses qui en sont pour le plus grand nombre les
tristes et insupportables effets. Il y a donc quelque chose de désespérément
ironique dans le constat que dresse, dans les dernières pages de son livre,
Yuri Slezkine qui insiste sur la façon dont les enfants des cadres principaux
du Gouvernement, du moins ceux qui survécurent à la guerre, « se
marièrent, eurent des enfants, achetèrent des réfrigérateurs » et
menèrent des carrières plus ou moins réussies avec le sentiment d’appartenir à
bon droit à une élite, mais sans plus prendre au sérieux, à la différence de
leurs parents, la prophétie originelle de justice et d’égalité.
« Le
problème du bolchevisme est qu’il n’a pas été suffisamment totalitaire »
C’est que nous explique Slezkine,
les parents n’avaient pas su totalement se défaire vis-à-vis de leurs enfants de
l’éducation humaniste qu’ils avaient eux-mêmes reçue. Et que trop bien
installés dans la Maison du Gouvernement qui aurait pu se prêter à une
authentique transformation de l’ensemble des relations individuelles, ils ne
sont pas parvenus à échapper aux vieux modèles de la vie familiale et
culturelle qui conservaient à leurs yeux tout ou partie de leur prestige.
« Les bolcheviks n’ont pas compris
qu’en permettant à leurs enfants de lire Tolstoï au lieu de
Marx-Engels-Lénine-Staline, et qu’en ayant même des enfants, ils creusaient la
tombe de leur révolution. Une Maison du socialisme – conçue comme une résidence
avec des appartements familiaux – était une contradiction dans les termes. Le
problème du bolchevisme est qu’il n’a pas été suffisamment totalitaire ».
Salle à manger, dessin de Youri Trifonov, reproduit dans La Maison éternelle |
Il faut lire bien entendu dans le
détail le contexte d’une telle affirmation qui limitée à cette lapidaire
formulation ne peut que paraître choquante et terriblement réductrice. Mais il
est sûrement vrai que le succès d’une révolution devant conduire à une
transformation radicale des rapports sociaux ne peut se conduire uniquement sur
le terrain économique. L’une des fautes des bolcheviques explique Slezkine, c’est
que « focalisé sur l’économie
politique et sur une sociologie dérivée de la base économique, le marxisme a
élaboré une conception remarquablement pauvre de la nature humaine »
et n’a de ce fait pas suffisamment attaché d’importance à la transformation
radicale, du moins chez ses cadres, des modes quotidiens d’existence. D’où le
maintien à l’intérieur de la Maison du Gouvernement, à côté des structures
installées pour permettre le développement et l’organisation d’une vie
collective commune, de ces appartements petits-bourgeois où nos apparatchiks
pouvaient maintenir avec leurs enfants le type d’existence qu’ils travaillaient
en même temps à changer pour les autres !
« Les enfants des bolcheviks des origines, écrit Slezkine, vivaient dans la Maison du Gouvernement
comme Tom Sawyer vivait à St. Petersburg, Missouri : ils étaient là sans
être là, tout à la fois rue Serafimovitch et dans les grottes mystérieuses
menant au Kremlin, en Amérique ou au centre de la Terre. […] Les enfants de la
Révolution ne vivaient pas seulement dans le passé : ils l’adoraient parce
qu’il était passé et, comme la plupart des lecteurs et des auteurs de fiction
historique, ils tendaient à préférer les causes perdues : les Ecossais de
Walter Scott, les Mohicans de Cooper, les Polonais de Sienkiewicz, les
Séminoles de Mayne Reid, les Corses de Mérimée, le Pougatchev de Pouchkine, le
Tarass Boulba de Gogol, le Napoléon de Stendhal, et tout ce que les
Mousquetaires de Dumas faisaient serment de sauver, depuis l’honneur de la
reine jusqu’à la tête de Charles Ier. »
Rien de particulièrement étonnant
donc, si l’on suit la démonstration de Slezkine que la seconde génération des
cadres majeurs du socialisme soit passée « du fantasme de ceux qui s’embarquèrent vers une quête nouvelle au
sarcasme de ceux qui en sont revenus ». Surtout si l’on n’oublie pas à
quel point l’étendue, dans leurs jeunes années, de la terreur stalinienne a pu marquer
leur sensibilité.
Non, décidemment, nous montre
bien Slezkine, les fictions ne sont pas neutres. Les fables savent modeler
comme disait Platon les âmes. Du coup ne nous revient-il pas, pour nous qui
voudrions tant voir changer le monde, de vraiment nous interroger sur la nature
et les effets de ces flux multipliés de récits qu’à travers les media, le
sport, le discours des vainqueurs et des profiteurs de la mondialisation libérale,
véhicule aujourd’hui notre société ?
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