ELEVES DU LYCEE DE L'IROISE DANS UNE LIBRAIRIE DE BREST |
Comment faciliter l’accès des
jeunes et de leurs maîtres à cette poésie actuelle que le peu d’intérêt que lui
manifeste une société avant tout préoccupée de vitesse, d’images, de pensée
simple et de rentabilité grossière, a rendu presque invisible ; comment revivifier
l’approche que l’institution scolaire, toujours particulièrement frileuse sur
ce point, propose de la poésie, voilà, comme comme on sait, quelques-unes des
préoccupations de notre association qui peut
s’enorgueillir de faire découvrir chaque année des ouvrages d’auteurs vivants à
des centaines et des centaines de jeunes répartis dans toute la France, d’avoir depuis sa création en 1998, fait rentrer
dans les CDI des milliers
d’ouvrages de poésie contemporaine et fait découvrir plusieurs dizaines
de petits éditeurs absents des
librairies comme des bibliothèques publiques.
Il suffit de parcourir notre blog
pour comprendre l’intérêt que présente ce type d’action pour la préservation
d’un art peut-être aujourd’hui tout autant menacé de disparition que certaines
espèces animales et pour le développement de l’intelligence sensible, de
l’ouverture au langage et par voie de conséquence au monde, des jeunes dont on
ne dira jamais assez à quel point il est important de savoir nourrir leur
curiosité qui est vive, leur appétit d’expression qui est grand, d’aliments qui
ne conditionnent pas leur goût à ne trouver plaisir
qu’aux communes bouillies ou aux ratatouilles artificiellement pimentées que
leur servent les médiatiques cuisines du jour.
C’est pour cela que je tiens à
saluer personnellement le travail que mène lui aussi depuis longtemps
Jean-Michel Le-Baut qui, dans son lycée de l’Iroise à Brest, a développé autour
de la poésie contemporaine un projet qui a
aussi le mérite, grâce aux technologies les plus actuelles de redonner aux
jeunes, comme dit un article du Monde de l’Education qui lui est consacré,
libre cours à leur imagination et à leur créativité.
En leur ouvrant l’espace divers
et chaleureux d’un blog collectif, J.M. Le-Baut permet à ses élèves de donner à
leurs travaux d’écriture ce dont l’écriture a justement le plus besoin,
c’est-à-dire une adresse, de véritables et vivants destinataires avec lesquels entretenir
un lien de partage et de sensibilité qui ne soit plus celui de l’évaluation
verticale qu’instaurent ces ténébreux exercices hors-sol destinés à n’être lus
que pour être notés.
On se méfie trop ou mal
aujourd’hui de ce recours aux nouvelles technologies qui ne sont pas que des instruments
de sidération contribuant à la soumission de l’esprit à l’impérialisme des
machines. Certes, il faut entendre les
avertissements des philosophes comme Bernard Stiegler (voir note 1) qui
dénoncent la façon dont les industries culturelles et cognitives tendent à
détruire aujourd’hui l’économie de l’attention principalement des enfants chez
lesquels ils peuvent produire de véritables désastres psychiques. Mais cela ne
fait à mes yeux que rendre plus nécessaire encore l’entraînement à une
appropriation créatrice, stimulante et surtout désirable de ces technologies
avec lesquelles il faut bien, que nous le voulions ou non, désormais vivre.
AU LYCEE CARNOT DE BRUAY LA BUISSIERE |
C’est la leçon (voir note 2) que
tire d’ailleurs Yves Citton dans Pour une écologie de l’attention, quand après
avoir bien mis en évidence la dimension d’ « envoûtement » des régimes attentionnels mis en œuvre par les
media, et les captations d’attention dont sont susceptibles les moyens actuels
d’échange et de communication, il a soin de montrer qu’il est aussi en nos
moyens de développer à partir d’eux, d’autres sortes de relation, moins
superficielles, inventives et collaboratives, à travers lesquelles il est possible
d’exister davantage. C’est je crois bien ce que propose Jean-Michel Le-Baut à
ses bien chanceux élèves. Dont on découvrira, à travers la page de blog
ci-dessus, consacrée à notre ami Armand le Poête, alias Patrick Dubost, les compétences qu’à la façon aussi, par exemple, des
lycéens de Bruay la Buissière que j’ai pu rencontrer à nouveau l’an passé, ils
sont capables de toujours mieux mobiliser.
NOTES
1. «
La formation de l’attention est très longue à produire chez un enfant. Pour
qu’un enfant d’aujourd’hui soit à la hauteur de la formation requise il faut 20
ans. Ce n’était pas le cas autrefois. Et cette formation n’est pas dispensée
seulement par l’Education nationale, ni par les parents mais par tout un
ensemble, un système social, que j’appelle un système de soins (Sorge en allemand, care en anglais). Or, les industries culturelles et cognitives
tendent de nos jours à détruire tout soin : une « économie de l’attention » s’est développée pour capter l’attention
par tous les moyens (étant donné la concurrence entre tous les medias) qui
aboutit en réalité à la destruction des systèmes qui produisent de l’attention
- par exemple l’identification primaire chez l’enfant. La destruction de
l’attention s’observe en particulier dans les enquêtes que la psychiatrie et la
pédiatrie américaines mènent sur l’attention
deficit disorder, dont souffrent beaucoup d’enfants américains souvent
traités avec de la ritaline (dérivé de la cocaïne) ou du Prozac. Ces enfants
sont de moins en moins capables de se concentrer sur quoi que ce soit. Ils sont
détruits par des technologies de captation de l’attention qui ruinent leurs
capacités de rétention et de protention. »
Bernard
Stiegler,
Economie de
l’hypermatériel et psychopouvoir
Mille et une nuits, février 2008, p. 120
2. « Il faut garder en mémoire la
belle formule par laquelle William James ouvrait la troisième partie de cet
ouvrage : mon expérience se compose de « ce à quoi j'accepte de me rendre
attentif (what I agree to attend)"
Il convient d'en tirer à la fois une affirmation de liberté et un IMPÉRATIF
D'AGRÉMENT : dès lors que, comme on l'a vu, l'attention ne tient pas en place
et qu'on ne l'obtient que de ceux qui veulent bien accepter de la prêter, un
environnement attentionnel n'est défendable que s'il est désirable, et il n'est
désirable que si on sait le rendre attrayant. Tel est le défi de toute
pédagogie et de toute esthétique : n'est véritablement utile que ce qu'on aura
su rendre agréable ou exaltant. Simone Weil l'a bien vu, « l'intelligence ne peut être menée que par le
désir ». Il n'y a pas d'alternative à susciter l'agrément — même si
les plus hauts plaisirs passent souvent par une ascèse qui peut le différer
considérablement, comme l'illustrent les stratégies propres à l'art moderne.
Savoir faire briller par avance les plaisirs différés et les perspectives
d'exaltation auxquelles ils peuvent nous conduire : voilà ce que doivent
apprendre les défenseurs des laboratoires esthétiques et des arts de
l'interprétation — plutôt qu'à se lamenter sur la distraction des élèves ou la
superficialité des internautes. «
Yves Citton
Pour
une écologie de l’attention
Editions du Seuil 2014, p. 235-236
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