Je ne sais ce qui ce matin, alors que je descendais ma rue pour me rendre au marché et m’extasiait de la lumière enfin de retour sur la ville, m’a conduit à penser à cet écrivain dont plus personne aujourd’hui ne parle : Roger Vailland. Celui de Drôle de jeu, certes, mais aussi de la Fête que dans mes propres années 80 je ne cessais autour de moi de recommander. Quelque chose de la personnalité de Jérôme Leroy dont, en vue d’en dire quelques mots ici, sur ce blog, je venais de reparcourir Un effondrement parfait que les éditions de la Table Ronde m’ont adressé il y a quelques semaines, n’est peut-être pas étrangère à la survenue de ce lointain souvenir.
C’est vrai que le regard souvent de Jérôme Leroy, principalement dans ses poèmes et les textes en prose comme ceux qu’il rassemble dans sa dernière publication, se tourne volontiers vers ce monde passé où l’on lisait encore les auteurs du Grand Jeu et d’autres comme Roger Vercel, René Fallet ou les auteurs de la Série Noire. Depuis bien de l’eau est passée sous les ponts de la Seine. Les bouquinistes ne président plus à l’éducation – en partie sexuelle - de la jeunesse, les élites diplômées qui autrefois pouvaient échanger des heures à la fin d’un repas sur un livre de Nabokov, ne parlent plus que « voiture, sport, télé, travaux dans la maison, enfants ». En politique « les gueules en plastique qui prétendent nous mettre au pas » ont remplacé les présidents amateurs de gras-double et d’art contemporain, capables de « citer à l’arrache Paul Eluard » à propos d’une affaire comme celle de Gabrielle Russier[1]. « L’effondrement approche » constate Jérôme Leroy qui le voit aussi plaisamment arriver avec l’image de cette jolie fille de 22, 23 ans qui, placée à côté de lui dans le Paris-Lille, aura passé « l’heure entière, à regarder sur son smartphone des vidéos montrant de grands singes, des bonobos en fait, se livrant à des ébats sexuels » !
Profondément satirique, le regard de Jérôme Leroy sur notre époque n’a heureusement pas la lourdeur de ces donneurs de leçon qui ne savent s’amuser de rien. Et s’empêchent au nom de la gravité des choses de jouir autant qu’ils peuvent de ce qui nous reste de plus ou moins accessible. C’est effectivement avec le détachement un peu cynique d’un hédoniste malgré tout, et l’auto-ironie élégante qui largement aussi le caractérise, que Jérôme Leroy se représente, « les mains dans les poches, devant le cyclone qui fonce droit sur lui, fait s’envoler les toits, les vaches, les voitures, les courriers de l’Urssaf et mouille déjà sa veste en tweed ». Dans l’absolue certitude qu’il a de « vieillir dans les alertes sanitaires et climatiques quotidiennes, de voir le capitalisme ravager ce qu’il reste de la douceur de vivre, c’est-à-dire pas grand-chose ».
En fait, comme l’indique assez clairement l’épigraphe du livre, c’est tout le riche paysage d’une vie intérieurement libre que cet ensemble de textes de Jérôme Leroy nous invite à survoler, à la lumière d’un temps qui certes ne laisse guère envisager pour les hommes d’avenir radieux[2], d’un âge aussi qui laisse au libertinage[3] que volontiers il surjoue, moins d’intéressantes et vibrantes opportunités. Sans toutefois qu’aient disparu tout moment privilégié de grâce. « Il suffit par exemple d’une journée de soleil sur l’Europe septentrionale alors que c’est toujours l’hiver, un air bleu et vif qui va tracer la courbe calme du temps, du matin au soir […] on imagine les endroits aimés où l’on n’est pas en cet instant précis, une plage, une chambre, un jardin et on y est tout de même »…
On le voit, ceux qui comme moi auront lu ce magnifique roman, Vivonne et par exemple aussi ses deux recueils de poésie, Nager vers la Norvège ou Et des dizaines d’étés dorés[4], retrouveront ici avec plaisir le Leroy qu’ils aiment. Et n’auront aucune peine à comprendre qu’avec cet Effondrement parfait Jérôme Leroy nous conforte dans la pensée que face aux barbaries du présent et aux catastrophes qu’elles annoncent, la nostalgie active qui est la sienne avec ces sourires heureusement qui demeurent du temps, reste sans doute ce que nous avons de plus précieux pour continuer à vivre et pourquoi pas conjurer le sinistre avenir qui nous est apparemment promis.
[1] Gabrielle Russier fut cette jeune professeur de français acculée au suicide pour avoir entretenu une relation amoureuse avec l’un de ses élèves !
[2] On sait que Jérôme Leroy qu’on peut connaître aussi sur Facebook sous le pseudo de Cornélius rouge, est un de ces tout derniers communistes dont l’espèce parmi les gens de lettres est aujourd’hui menacée.
[3] Ce qui joint aux idées politiques de l’auteur ainsi qu’à son goût un peu de la provocation a pu me faire aussi opérer mon rapprochement initial avec Roger Vailland.
[4] On retrouvera une présentation de ces 3 livres sur ce blog.
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