samedi 4 février 2023

NÉCESSITÉ DE LA POÉSIE. CE QUE M’A SOUFFLÉ LA VILLE DE MILÈNE TOURNIER AU CASTOR ASTRAL.


Empathie et fragilité. Fragilité car empathie à moins que ce ne soit plutôt le contraire. C’est ce qui me vient d’abord à l’esprit au moment de commencer à parler une nouvelle fois de la poésie de Milène Tournier. Je pourrais ajouter courage et énergie pour rendre compte aussi de ce qui la pousse à marcher et marcher sans relâche, écrire et écrire sans jamais s’arrêter, à la rencontre de la ville, des villes et de ce qui immensément les peuple : les vivants et les morts, les machines, les pierres, les arbres, les objets, le ciel aussi encore plus bleu que grand, les rêves, les absences, les douleurs emportées.

Non, je ne saurais commencer à parler de la poésie de Milène d’un point de vue technique, d’un point de vue formel. Car c’est à la vie vraiment que nous avons ici affaire. À cette dimension vitale de la poésie, je dirais plutôt de la parole, qui sert moins à faire œuvre, qu’à se faire exister. Tenir bon. Respirer.

À quelque 34 ans Milène Tournier est parvenue à se faire un nom sur la scène poétique du moment et à multiplier les publications. Des publications qui loin de se heurter à la relative indifférence qui on le sait accueille la sortie de la plupart des ouvrages qu’on dit de poésie, ont très vite attiré l’attention sur son nom. La parution aujourd’hui de Ce que m’a soufflé la ville, dans la collection de poche du Castor Astral, est un nouveau signe de cette reconnaissance, à mes yeux, méritée.

Car ce qu’on lit dans la succession des textes qui composent ses livres et ce dernier en particulier, ce n’est pas l’œuvre d’abord d’un poète, mais d’un être humain vivant. D’une humaine si vous voulez. Qui nous parle aussi de nous. Comme de ceux à qui nous sommes attachés. Les tout proches comme les éloignés et sans doute faut-il sentir en soi une forte part de vulnérabilité pour ressentir toute l’émotion dont sont porteuses les pages de L’Autre jour, de Je t’aime comme ou de Se coltiner grandir, ces 3 livres publiés par les belles éditions Lurlure qui précèdent celui dont j’essaie de parler. Mais ce qui frappera le lecteur c’est qu’à la différence de bien des livres débutant par un « je », ceux de Milène Tournier ne se referment jamais sur eux-mêmes mais s’ouvrent constamment sur l’autre et cet ensemble toujours là de réalités qui composent notre monde. Nos quotidiens partagés.

Et il y avait un rail pour mes peurs, [1] écrit Milène Tournier à la vue des rails immenses qu’on découvre d’un pont à proximité de la rue de Rome où vécut Stéphane Mallarmé. On a bien l’impression que les longues marches, parfois de quelques dizaines de kilomètres, avec leurs scènes vues, leurs anecdotes rapportées, leurs impressions fugitives, leurs pensées de traverse, qui nourrissent Ce que m’a soufflé la ville, sont pour Milène Tournier comme une façon pareillement de réguler sinon ses peurs, du moins sa solitude. Car ce livre est bien placé sous le signe d’une rupture affective, d’un deuil d’amour, qui chez elle redouble le sentiment très fort qu’elle a de la peur d’être seule. D’où cette attirance qu’on remarque pour les cimetières, les églises, les solitaires, ceux qu’on appelait dans un autre temps les indigents et les enfants aussi dans lesquels on sent bien qu’elle se reconnaît toujours.

Alors ce que souffle à son oreille la ville, c’est aussi bien le chant de la vie difficile que celui des mille et une réponses, merveilleuses parfois, qui la rend supportable. Comme juste la simple question d’un employé de Carrefour qui témoigne à une vieille dame venue acheter un saumon tout entier pour son petit-fils dont elle ne croyait pas qu’il viendrait, qu’il a retenu quelque chose de sa vie qu’elle lui aura, sans doute, plusieurs fois racontée.

Ainsi, terriblement prosaïque par tout ce qu’elle embarque de vie quotidienne traversée, l’écriture de Milène Tournier reste-t-elle profondément poétique, constamment habitée qu’elle est par ce besoin de sauver ce qui existe et surtout ce qui un jour a existé. Ce que  m’a soufflé la ville est en ce sens un livre nécessaire. Dont le maître mot peut-être, tel qu’il est donné à la page 92 est « avec ». Cet adverbe qui, s’il exclut malheureusement la possession, témoigne malgré tout de la proximité. Et de la volonté qu’on a surtout et du besoin, d’accompagner et d’être accompagné.



[1] Ces peurs elle les énumère dans cette partie de Se coltiner grandir, intitulée Bain de ville (1) qui préfigure l’ouvrage du Castor.

« La peur de la vie, la peur de la mort, la peur de la mort de mes parents, la peur d’une vie entière avec mes parents, la peur de ne pas avoir d’enfants, la peur d’en avoir, la peur de l’an prochain, la peur de la moindre chose qui viendrait fissurer l’an prochain, la peur de l’hiver au premier jour enfin de juillet,

La peur surtout que la vie et la mort se rejoignent comme on nous parle je sais pas quoi d’un métavers, et qu’on passe alors notre vie à être les morts de quelqu’un d’autre. »

 

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