vendredi 4 octobre 2024

DEUX PEINTRES. SUR UNE PAGE D’UN LIVRE DE MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU, ÉVOQUANT UNE GOUACHE PEU CONNUE DE GAUGUIN.

 


C’est la troisième des 26 courtes proses par lesquelles Marie-Hélène Prouteau dresse pour nous le tableau du « paysage premier » que fut pour elle la petite plage isolée du Finistère où elle eut la chance enfant d’habiter avec ses parents une maison de vacances[1]. C’est la toute première consacrée à l’évocation d’œuvres artistiques ou littéraires qui à côté d’observations ou de souvenirs plus directs ont contribué à rendre ces derniers plus saillants. D’une portée aussi plus générale et plus vive.

« Les Pêcheuses de goémon » de Gauguin sont en fait une gouache au format presque carré d’environ trente sur trente, réalisée au Pouldu en novembre ou décembre 1889. Cette œuvre qui fut au départ simplement accrochée au mur d’une pauvre « buvette », se trouve actuellement entre les mains d’un collectionneur privé et figure au catalogue de diverses expositions qui se seront déroulées tant à Tokyo, Washington, Graz que Paris[2]. Par chance, on peut la voir aussi sur le net, dans une excellente définition, grâce à l’irremplaçable Wikipedia.


Il existe au Château-Musée de Boulogne-sur-Mer un monumental portrait intitulé La Ramasseuse d’épaves, toile d’apparence réaliste qui valut en 1881 à son auteur, le peintre Tattegrain (1852-1915) une mention honorable au Salon des Artistes Français de Paris. Tattegrain qui possédait entre la côte Picarde et la côte d’Opale, en baie d’Authie, une centaine d’hectares de dunes au milieu desquelles il s’était fait construire un vaste atelier, était de ces bourgeois chrétiens riches, sensibles à la misère du Peuple. Dont il savait aussi, comme artiste, exploiter dans son art, le caractère pittoresque.

Ce qui d’emblée frappe dans cet impressionnant tableau auquel s’affronte le spectateur qui gravit les escaliers le menant aux salles d’exposition du Musée de la Ville, c’est l’évidente relation qu’il entretient avec ces scènes de la Passion du Christ où l’on voit Jésus plier sous le bois de la croix à laquelle il finira cloué. Faisant corps, jusque dans la couleur et l’état de ses vêtements avec ces débris d’épaves qu’elle aura chargés sur son dos comme une bête de somme, accablée donc de matières, mais de matières pauvres, rompues, déchiquetées, guenilleuses, la ramasseuse d’épaves frappe moins pourtant par tout cela qui l’écrase que par le caractère prenant et résolu d’un visage dont le regard à la fois perçant et farouche se détourne de nous pour fixer une scène, un objet, un personnage, que nous ne voyons pas.

Religieuse sans être sulpicienne, pittoresque mais sans misérabilisme, la toile de Tattegrain restitue, me semble-t-il, à la figure ainsi mise en scène, toute la force intérieure de qui porte le fardeau d’une existence ingrate et difficile, avec vaillance et fermeté.

Bien différent dans son esprit et sa réalisation est le dessin des pêcheuses de Gauguin. Certes, la récolte du goémon n’a rien à envier en terme de difficulté à  la besogne de notre ramasseuse[3]. Marie-Hélène Prouteau aura pu s’en rendre compte dans son enfance bretonne[4]. Sans autre équipement que le long râteau à crocs qu’elles serrent entre leurs mains, couvertes comme à l’habitude du long Kapot qui leur entoure également les épaules, elles sont plongées presque à mi-corps dans l’eau glaciale de ce début d’hiver. Luttant jusqu’au déséquilibre pour arracher au puissant mouvement de la mer leur mobile et glissant butin d’algue.

C’est à un face à face avec les éléments que nous invite Gauguin. Qui n’hésite pas à faire des deux lignes de vagues qui s’élancent à la rencontre des deux femmes comme l’ouverture d’une gueule monstrueuse s’apprêtant à les engloutir. Il y a du Hugo là-dedans. Celui des Travailleurs de la mer comme aussi du Zola de Germinal quand il décrit le Voreux. Mais comment ne pas sentir aussi qu’ici le souci de la représentation et du témoignage disons « ethnographique » le cède en partie à l’expression « plastique ». Le traitement pictural qu’analyse très bien Marie-Hélène Prouteau dans son texte, avec ses simplifications, ses raccourcis, sa composition en éventail, son évident japonisme, confère à la scène comme un caractère d’abstraction qui la fait tendre à n’être plus, comme le formulera quelques mois plus tard Maurice Denis dans un article de la revue Art et Critique, qu’« une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Et quel ordre ! Quelles couleurs ! Quelles lignes surtout ! Qui finit, à nos yeux, par faire de la terrible réalité dont cette scène témoigne, comme une danse du pinceau, des crayons. Ce qu’accentue d’ailleurs au plan des figures le face à face ainsi que le déhanché de nos deux paysannes.

Sûr que l’application mise par Francis Tattegrain à rendre le détail de la triste condition de sa ramasseuse d’épaves, jusqu’au moindre fil retenant les lambeaux qui forment sa guenille ou les marques de pas sur le sable ou la couleur des herbes, n’a que bien peu à voir avec la grande liberté prise par son contemporain. Mais cette œuvre également existe. Elle fait aussi pour moi image. Et sens. Persuadé que je suis comme l’écrivit un jour Laforgue, que je m’entête à citer, qu’en art, « tous les claviers sont légitimes ». À condition, bien sûr, d’en savoir jouer. 

TEXTE DE MARIE-HELENE PROUTEAU

« Pêcheuses de goémon »

Deux femmes peinent dans les vagues sous un effort intense.

Je suis littéralement immergée dans le tableau de Gauguin, « Pêcheuses de goémon ».

Deux vagues, couleur émeraude, frangées d’écume blanche, me sautent au visage. Grand air, vent furieux, paquets de mer jaillissent d’un coup et toute la maison dans la campagne nantaise retentit. Un arpent de deux vagues que le pinceau de Gauguin élargit à l’océan tout entier. C’est soudain ma Côte des Sables qui fait une embellie inattendue dans ma journée.

Peinte au Pouldu en 1889, cette gouache me parle de 1960. De saisons lointaines où je voyais les hommes sur la grève récolter le goémon à la force des bras. Le ballet de lignes de ma mémoire s’anime. Je me rappelle les chevaux sur le sable tirant les charrettes qui dégoulinent, pleines de longs rubans de laminaires. Bave aux mors, écume, sueur, la contrainte et l’effort se mêlent. J’entends des appels et des cris, des hennissements. Les animaux et les hommes collés à leurs flancs frémissent dans une même tension. Sur la dune, des femmes et des enfants étalent le goémon pour le faire sécher. Il servira d’engrais dans les champs ou sera vendu à l’usine d’iode.

Ces deux vagues émeraude poussent leur puissance explosive au creux de l’instant. Gauguin saisit des turbulences éruptives, il invente un volcan. On dirait que ses coulées vont engloutir les deux femmes. La crête des deux vagues s’élance en jets de lave qui griffent l’espace et me donnent le frisson. Celle à l’arrière-plan, plus haute que l’autre, est un énorme assaut qui remplit toute la toile. Elle a quelque chose de « La Grande Vague de Kanagawa » peinte par Hokusai.

Le peintre japonais est passé dans la tête de Gauguin. La Grande Vague de Kanagawa explose au Pouldu.

Gauguin a travaillé le mouvement au scalpel, l’a jeté au coeur vibrant du tableau. Par deux fois, deux vagues, deux pêcheuses : d’emblée entre elles, l’impression d’un corps à corps singulier. Pas de sable, pas de rocher, pas de nuages, pas de ciel. Seulement la mer et ces deux femmes. Des jeunes paysannes en coiffe noire, l’une de dos au premier plan, l’autre de face, qui vacillent, dans l’eau jusqu’aux cuisses, pour extraire de l’eau leur lourde charge. Chaque paysanne agrippe ses grosses mains fortes, poings serrés, sur un long râteau à goémon.

Les corps s’activent, tous les muscles bandés, sous la tension extrême d’une masse invisible. Inclinés dangereusement, ils semblent près de tomber à la renverse. Les corps dessinent les branches de l’invisible « V » qui charpente puissamment l’espace flottant de la toile. Un trait de couleur noir cerne les formes de ces silhouettes féminines et vient cisailler la toile : il semble dire le combat sans merci, la vieille lutte avec la nature, corps et âmes en résistance. Ici, on besogne la mer mais elle vous le rend bien, toujours prête à en découdre.

Torsions des vagues et torsions des corps se font un écho brutal. Le flot, menaçant, se dresse. Les pêcheuses se cabrent, agrégées au flux, ballottées mais lui tenant tête, présences vives, insoumises. On sent la cadence de la fatigue dans leur sang. On sent l’incroyable énergie des vagues. Au creux du flot, quand ça cogne moins fort, on attrape les algues au bout du râteau. Il faut saisir vite ce moment où ça faiblit, laissant un répit. Il faut biaiser avec sa force. Juste quelques secondes, avant le galop de la vague suivante. Sans relâche, pendant des heures.

Le vent glacé colle à la peau les vêtements trempés, les embruns mordent le visage. Au bout des râteaux, ça pèse comme du plomb. La paysanne qu’on voit de face se crispe dans la douleur, serre les mâchoires, raidit les poings. Elle tangue. Elle a peur, ses yeux le disent. Oh ! Cette masse d’eau où le coeur se noie. Peut-être hurle-t-elle mentalement devant cette muraille liquide qui oscille sans arrêt ? Il faut avoir l’âme bien accrochée, on se sent toute petite face à ce tollé des vagues. On n’est pas à l’abri d’une vague trop forte.

L’autre paysanne, peinte de dos, harponne une masse d’al­gues qu’on devine seulement sans la voir. Gauguin n’a pas représenté le goémon sur sa toile. Comme si cette précaire récolte pour vivre de peu, là où il y a peu, lui importait moins que ces heures de lutte acharnée avec la mer.

Ces femmes sont du peuple anonyme de paysans-pêcheurs et de paysannes qui venaient aux plages pour d’autres béné­fices que les bains de mer. C’était un labeur de misère où l’on risquait sa vie à la gagner.

J’essaie d’imaginer. Quels auront été les rêves de ces soeurs goémonières ? Y a-t-il eu place pour le ciel étoilé dans cette vie rude reçue en dot ? Les vagues ne m’en ont rien dit. Quand la vie est difficile, rêver est peut-être un mot de trop.

La « Grande Vague » de Gauguin m’a emmenée un instant. J’aime comme il peint sa puissance farouche, indifférente aux hommes, à leurs peines et à leurs maux. J’aime comme il capte le secret obstiné des humbles voués à la violence de la mer : serrer les poings sur les râteaux qui tirent le fardeau de la dure nécessité.


[1] Ce livre préfacé par Mona Ozouf et présenté comme une prose poétique est publié par la Part Commune sous le titre La Petite plage, suivi de Brest, rivage de l'ailleurs. 

[2] Elle fut montrée pour la première fois au public dans le cadre d’une exposition-vente à la galerie Barbazanges à Paris en octobre 1919. Elle était alors la propriété d’une certaine Marie André, propriétaire de l’auberge où s’était installé Gauguin lors de son séjour au Pouldu. Ce dernier comme en témoignent ses lettres à Van Gogh, en avait décoré en compagnie d’un ami peintre, de Haan, les murs et jusqu’au vitrail de sa grande salle. Il lui avait aussi laissé un certain nombre de ses œuvres en gage contre le prêt d’une somme de 300 francs dont il avait besoin pour se rendre à Tahiti. La tenancière avait refusé de les lui rendre lorsqu’à son retour, en 1893, il les lui avait réclamées. 

[3] Gauguin écrira d’ailleurs dans une lettre à Van Gogh du 13 décembre 1889, qu’en voyant tous les jours « ces femmes en vêtements bleus et coiffes noires » ramasser le goémon sur le bord de la mer lui vient « comme une bouffée de lutte pour la vie, de tristesse et d’obéissance aux lois malheureuses ». Il ajoute, parlant plus précisément cette fois d’un tableau consacré à la récolte de ce même goémon, « Cette bouffée je cherche à la mettre sur la toile, non par hasard, mais par raisonnement en exagérant peut être certaines rigidités de pose, certaines couleurs sombres etc... Tout cela est peut être maniéré mais dans le tableau, où est le naturel ?– Tout depuis les âges les plus reculés est dans les tableaux, tout à fait conventionnel, voulu, d’un bout à l’autre et bien loin du naturel, par conséquent bien maniéré ». Ce qui montre bien l’importance qu’il accorde en ce qui le concerne à la dimension plastique.

[4] Sous le titre L’or brun des faucheurs de la mer, Coop Breizh, 2023, l’ouvrage remarquablement documenté d’André Cariou, historien de l’art, conservateur en chef du patrimoine et ancien directeur du Musée des beaux-arts de Quimper, en témoigne d’intéressante façon.

 

1 commentaire:

  1. Marie-Hélène Prouteau5 octobre 2024 à 07:48

    Merci, Georges Guillain, d'avoir retenu le chapitre de mon livre "La Petite plage, suivi de Brest, rivage de l'ailleurs" pour cette belle mise en résonance des tableaux de Gauguin et Tattegrain. Oui, une attention à la Hugo au sort des humbles travailleuses. La force du paysage japonisant de la côte bretonne qui est celle de ma naissance, le traitement des visages non réaliste comme chez Tattegrain témoignent de la puissance d'inventivité de Gauguin atteinte alors au Pouldu, lors de son séjour à l'auberge de Marie Henry de 1889 à 1890. J'ai étudié ses oeuvres de cette période, dont "La Vague", dans mon livre "Madeleine Bernard la songeuse de l'invisible" (Hermann). Biographie de la soeur d'Emile Bernard qui fut un amour de Gauguin. Dans " la solitude du Pouldu" (lettre à Madeleine, nov 1889 - in "Lettres à sa femme et à ses amis", Grasset) Gauguin parvient sans doute à un moment d'acmé de son art nouveau. André Cariou qui a lu et apprécié mon texte sur les goémonières est en effet la référence pour la peinture de Gauguin en Bretagne.

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