mardi 1 octobre 2024

AUTOUR D’UN POÈME DE JEAN FOLLAIN ET DE LA FILLE DU TINTORET.


 

Le Tintoret peignit sa fille morte

il passait des voitures au loin

le peintre est mort à son tour

de longs rails aujourd'hui

corsètent la terre

et la cisèlent

la Renaissance résiste

dans le clair-obscur des musées

les voix muent

souvent même le silence

est comme épuisé

mais la pomme rouge demeure.

Jean Follain, Les choses données, Seghers, 1952

 

C’est peut-être, qui sait, du souvenir en lui d’un tableau du peintre français Louis Cogniet représentant le peintre vénitien Tintoret traçant une dernière image de son enfant bien aimée, que part le beau poème de Jean Follain. 

Peinte en 1843 dans son atelier du 9 rue de la Grange aux belles pour être ensuite exposée au Salon du Musée Royal de Paris, cette toile de Cogniet ressuscite pour nous le souvenir d’une jeune femme sans doute morte en couche à l’âge de trente ans qui, sous la coupe de son père, lequel exigea lors de son mariage qu’elle continuât à vivre à ses côtés, fut un peu plus que son aide, l’une en fait de ces femmes qui en dépit comme on sait des interdits, préventions les cantonnant à une existence sociale subalterne, parvinrent à se faire une réputation, un nom, dans les milieux artistiques de leur temps.

On connaît bien aujourd’hui la fameuse Artemisia Gentileschi dont l’œuvre éclipse désormais celle pourtant plus qu’honorable de son père. On a peut-être aussi un peu connaissance de Lavinia Fontana[1] première femme à faire partie de l’Académie de Saint-Luc à Rome et qui fut l’une des peintres officielles du Pape Grégoire XIII. Les plus savants ont sûrement aussi entendu parler de cette Sœur Plautilla Nelli (1524–1588)[2] qui fut à Florence la seule femme de la Renaissance à avoir peint une Cène de plus de 7 mètres de haut, qu’on peut toujours voir au musée de Santa Maria Novella. Il y a aussi la bien talentueuse Sofonisba Anguissola (1532 – 1625) que son autoportrait au Kunsthistorisches Museum de Vienne, dans un espace où il cotoie aussi bien d’extraordinaires tableaux de Giorgione que de superbes portraits du Titien ou de Raphaël, n’avantage malheureusement pas.

Du talent de Marietta, fille de Jacopo Robusti, dit Tintoretto qui se refusa toujours à la voir s’éloigner de lui, même pour répondre aux prestigieuses invitations de l’Empereur Maximilien II d’Autriche ou du Roi Philippe II d’Espagne, ne reste malheureusement à notre connaissance qu’un tableau conservé à la Galerie des Offices à Florence[3], dans lequel l’artiste se représente appuyée contre un clavecin, effleurant les touches de sa main droite, tout en tenant une partition musicale dans sa main gauche. C’est peu.

On ne sait trop comment alors il sera venu à l’idée du peintre Cogniet de représenter la scène où l’on voit Le Tintoret peindre sa fille sur son lit de mort. Aucun des tableaux de Tintoret qui nous sera parvenu ne représente ainsi la pauvre Marietta. Sans doute aura-t-il découvert quelque part, peut-être dans Les Merveilles de l’art, d’un certain Carlo Ridolfi qui, en 1648, raconte la vie des illustres peintres vénitiens, l’existence de ce couple particulier d’artistes. Quoi qu’il en soit, le tableau de Cogniet s’inscrit dans un courant de création qui dès le début du XIXème siècle, comme l’aura montré il y a plusieurs années une intéressante exposition présentée au Musée des Beaux Arts de Lyon sous l’intitulé Histoires de cœur et d’épée[4], se détourne de l’antique pour se réapproprier à sa façon l’imaginaire médiéval mais aussi renaissant. Combiné à l’esprit des genres anecdotique et troubadour puis au genre historique qui leur succède à partir des années 1820, 1825, pour se maintenir jusqu’à la fin du siècle, à côté bien sûr de courants plus modernistes, c’est sans doute aussi le goût depuis longtemps marqué des peintres pour représenter l’artiste à l’œuvre, face à sa Muse comme à son modèle, qui explique la grande toile de Cogniet. Le fait aussi que d’autres artistes français comme étrangers reprendront après lui ce motif.

Insaisissable finalement reste la façon dont se croisent pour nous les fils mystérieux de l’histoire et de la création.

Le Tintoret nous apprend Jean Follain peignit donc sa fille morte. Et maintenant Follain est mort à son tour. Écrasé Place de la Concorde, par l’une de ces voitures qu’il évoquait juste après dans son poème. C’était, écrit Alain Bosquet dans un article du Monde publié un jour et demi après sa mort, l’un de nos plus grands poètes. Son œuvre sans doute encore résiste un peu dans le cœur de bien de ceux qui l’auront un jour lu et de temps en temps le relisent. Bien conscients que depuis les formes de la poésie se seront bien renouvelées. C’est qu’en effet, au fil des jours, les voix muent. Et qu’aujourd’hui peu d’espace semble-t-il reste ouvert au silence. Tout se retrouve incorporé, réfléchi, transformé. Ressaisi. Déployé. Sans que rien peut-être jamais conjure le vide d’oublier. C’est la règle pour notre humanité. À quoi s’oppose le rouge pour elle sans couleur et sans nom d’une pomme qui ne s’inquiète pas de tomber.



[2] Laurent Binet en a fait un des personnages de son assez intéressant roman policier historique par lettres, Perspective(s), récemment publié chez Grasset (2023)

[3] L’Enciclopedia delle donne qu’on peut consulter librement sur le net, affirme qu’on peut cependant lui attribuer une poignée d’autres œuvres telles que le Portrait d'une jeune femme avec un chien qui se trouve au Palazzo Cini à Venise et serait en fait un autoportrait, un Portrait d'homme avec un enfant abrité par le Kunsthistorisches Museum de Vienne sur lequel la découverte d’un monogramme correspondant à l’initiale de son prénom tendrait à prouver qu’il serait son œuvre plutôt que celle de son père à qui le tableau était jusque là attribué. L’historien d’art Adolfo Venturi (1856-1941) lui attribue quant à lui deux Vierges à l'Enfant, dont l'une se trouve à la National Gallery of Art de Washington, et certaines parties du Baptême du Christ ornant l’église S. Pietro Martire de Murano. De nombreuses œuvres qui pourraient être attribuées à Marietta auront sans doute été attribuées à son frère Domenico, également peintre important et élève du Tintoret lui-même. Citons par exemple la Dame vénitienne du Musée du Prado à Madrid et l'Autoportrait avec Jacopo Strada de la Gemäldegalerie des Maîtres Anciens de Dresde. On pense que Tintoretta s'y serait représentée dans les vêtements d'homme qu'elle portait lorsqu'elle peignait aux côtés de son père.

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