Je ne sais trop pourquoi j’ai reçu, il y a quelques jours, ce premier ouvrage d’un certain Yannick Fassier, intitulé Le Soc, sorti chez Tarmac éditions. Même s’il m’arrive effectivement de rendre compte d’ouvrages qui ne sont pas de poésie, ce sont essentiellement les poètes et leurs éditeurs qui m’adressent leurs livres. J’ai donc regardé avec une certaine curiosité ce livre dont le sous-titre, Matrice & Machines, I, m’a d’abord fait un peu peur comme d’ailleurs certains intertitres en caractères gras, Sympoïèse 0, Sympoïèse 1, Sympoïèse 2 etc…, ou Nappes noétiques, qui échappaient à mes capacités immédiates de compréhension. Éprouvant alors la tentation de remiser l’ouvrage en compagnie de ceux dont je sais que je n’aurai ni le temps ni l’envie de rendre avant de mourir compte, j’ai quand même pris sur moi d’en lire un peu au hasard quelques pages pour tranquilliser ma conscience…
Bien sans doute m’en a pris. L’ouvrage de Yannick Fassier tout nourri qu’il est de pensée en apparence complexe n’a rien qui puisse rebuter le lecteur bénévole – dont je suis - qui ne déteste rien plus que l’infecte prétention de ceux et celles qui se parent des oripeaux des grands noms de l’art et de la littérature pour couvrir leur très bourgeoise et stérile pensée.
Philosophique, certes mais dépourvue de toute sécheresse, tout désir d’arrêter le flux de ses multiples considérations sur quoi que ce soit de définitif, c’est à une pensée du vivant, de la relation, de l’Ouvert finalement pas si éloignée que cela de cette philosophie du premier romantisme allemand que j’ai récemment évoquée à propos du beau livre d’Andrea Wulf, que nous invite Yannick Fassier[1]. Un livre où j’ai eu le plaisir aussi de voir comme une célébration du travail du jardinier, le titre du livre rendant hommage au grand-père paysan qui retournant et retournant la terre, « disait toujours oui à cet éternel retour de la vie dans le devenir », fracturant « musicalement de son soc » cette croute que « le temps avait fini par scléroser » pour en libérer, y faire naître, à chaque fois, de nouveaux possibles[2].
Il y a donc de la poésie dans ce livre qui ne relève en rien de l’abstraite philosophie mais de la pensée qui se cherche, s’éprouve, se construit en s’écrivant, s’élargissant et se réécrivant sans cesse. Une poésie en fait de l’écriture. Qui certes avance par fragments à la manière encore de ces romantiques dont je parlais plus haut. Mais par fragments habités par la pensée du Tout. Révoltée en même temps contre tout ce qui flétrit, tarit tant la beauté que la source vive des choses : nos délires consuméristes, la réduction du travail à l’emploi, du Temps au process répétitif des horloges…
De fait, il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me conduire à penser que ce tout premier livre que j’ai failli rejeter déborde finalement d’une parole qui, au-delà bien sûr des spécificités de vocabulaire par exemple, qui sont les siennes, m’est depuis longtemps proche[3]. Qu’elle envisage la question de l’école et du livre[4] qu’elle dresse en rempart contre l’installation dans les esprits conçus comme de simples disques durs d’un savoir en boite imbu de sa propre bêtise. Ou qu’elle s’attaque à ce troupeau d’egos s’imaginant affirmer leur admirable et superbe individualité quand ils ne font que se livrer à la toute puissances des machines uniformisantes qui les gouvernent.
Sans vouloir épuiser la matière de ce livre que je garderai maintenant comme un amical compagnon sur ma table, je terminerai par la façon dont non seulement elle considère mais nous fait éprouver la mort. Non la mort, nous le rappelle Fassier, n’est pas une fin. Un terme. Elle est une co-naissance[5]. Celle « d’une mémoire achevée que pourront s’incorporer d’autres vivants paensants[6]. Qui reprendront cette mémoire, s’en inspireront, en respireront […] jusqu’à ce que nos noms deviennent des mots trouvant refuge sous le verbe, en tant que l’accueil et le recueil de l’impersonnel, nous faisant passer du définitif à l’infinitif pour une infinité de vies à conjuguer. »
On le voit à la façon dont le grand-père paysan que j’évoquais tout à l’heure, reste tout au long du livre de Fassier présent, d’une existence radicalement inscrite dans le corps même de son écriture. Où d’autres magnifiques figures, par delà leur disparition – Nietzsche, Stiegler, Rilke, Barthes pour n’en citer que les principaux – continuent d’infuser leur puissance de vie.
[1] D’ailleurs ces « Sympoïèses » que j’évoque en introduction ne sont pas sans faire écho à cette « symphilosophie » qu’auront prôné les romantiques d’Iéna. Il s’agit toujours par là de reconnaître l’importance de penser en commun. De façon réellement créative.
[2] Voir p. 21 et suivantes.
[3]
Peut-être en verra t’on le signe dans ce petit texte en accès libre intitulé Poète
Artiste Jardinier, tiré de 22 mouvements/mn, Oxygène de la poésie. (cliquer sur le titre pour voir)
[4] À voir dans le très important, à mes yeux, fragment, intitulé Dialogues des morts au Klementinum. (p. 121 et suivantes).
[5] P. 168
[6] Ce néologisme fait se conjuguer les verbes « penser » et « panser », c’est-à-dire prendre soin.
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