Il se publie des livres comme s’il en pleuvait. J’entendais récemment sur je ne sais plus quelle station nationale un critique affirmer que le roman dont il rendait compte était le meilleur des 437, je crois, romans dits de la rentrée ! Diable les aurait-il tous lus ? Pour ma part, j’aurai surtout consacré mon été à m’occuper de ce vaste terrain tout planté d’oliviers où depuis quelques saisons nous venons ranimer nos articulations quelque peu mises à mal par les humidités et la fraîcheur du nord. Dans la chaleur de la journée, les belles terrasses que nous avons sur la côte ligure s’offrant dans l’éventail large ouvert des versants qui sous nos pieds se succèdent sont plus propices à la contemplation voire à la simple jouissance de l’être là autour par exemple d’une bouteille bien fraiche des vins légers et pétillants de la région, qu’aux occupations littéraires auxquelles je m’adonne le reste de l’année. Je ne dois sûrement pas être poète au sens rilkéen du terme.
De retour depuis quelques jours sur ma côte d’Opale il m’a fallu me pencher quand même un peu sur les envois que l’attention que je manifeste au travail de certains de mes collègues m’aura valu de recevoir au cours des derniers mois. Mais je n’en parlerai aujourd’hui que librement, de façon cavalière. Me contentant de rapprocher quelques pages dont j’ai pu remarquer qu’elles évoquaient, chacune à leur manière, un thème qui m’est cher, l’arbre. Les arbres. Sans que ce thème d’ailleurs soit en rien central dans chacune de ces œuvres.
L’arbre qu’évoque Sabine Péglion, page 15 de son recueil intitulé L’espérance d’un bleu, publié par Dominique Sierra à la tête à l’envers, est un arbre tirant plus vers la pensée, la pensée idéaliste, que vers la pure sensualité capable de nous relier parfois à la chose existante. Dans sa dimension symbolique cet arbre n’y apparaît que comme figure humanisée dont, comme c’est clairement indiqué dans le précepte initial, il faudrait s’appliquer à suivre la leçon. N’apparaît finalement de lui que la tranquille image d’une ramure comparée à un labyrinthe projetant au sol l’étendue de ses ombres. Figure qui à son tour devient celle tout aussi idéale d’un auteur suggérant au lecteur de voir la page qu’il est en train de lire comme la projection cette fois illuminée, sous forme d’un mystère d’étoiles, de ce qui fait, on ne sait pas, toute l’obscurité, les misères, les noirceurs, l’opacité, les secrets de l’existence.
L’extrême généralité ici des formulations, la netteté toute abstraite des mises en parallèle comme des oppositions, permet au poème de s’ouvrir à de multiples interprétations comme les figures du tarot dont la redoutable efficacité tient justement à la façon dont elles permettent à chacun d’en tirer les significations qui lui conviennent. La nuit, l’ombre, les étoiles peuvent ainsi prendre en chacun une plus singulière épaisseur. C’est de là je crois que cette forme de poésie tire principalement sa résonance. Voire son retentissement. D’autant qu’ici la facture du texte, une suite de distiques en vers courts non rimés où sur une base en hexasyllabes ressortent deux vers impairs de 7 et de 5 syllabes donnant à l’ensemble une touche de modernité, ne vient pas bouleverser les habitudes du lecteur qui y aura reconnu sans problème ce qu’il estime être aujourd’hui devenue la poésie.
Du vent d'automne
n'écoute plus la plainte
Regarde l'arbre
dépouillé de tout feu
il accepte sans crainte
de déployer vers le ciel
cet obscur labyrinthe
Sur l'herbe se dépose
ce qu'il eut de lumière
Toi tu rassembles
jour après jour
en dépit de la nuit
cette pluie d'étoiles
(Sabine Péglion, L’espérance d’un bleu)
Prenant la suite de ses Utopiques, 1, dont j’ai commenté en mai 2023 la parution, Utopiques, 2 de Gilles Jallet s’inspire des œuvres du peintre franco-hongrois Miklos Bokor et plus particulièrement des fresques d’une chapelle rustique du Lot, la chapelle de Maraden sur les parois de laquelle il aura évoqué, lui l’ancien rescapé d’Auschwitz, l’extermination du peuple juif. Le poème de Gilles Jallet intitulé DANS LES TÉNÈBRES, présente donc, à la différence de celui de Sabine Péglion, un ancrage historique précis que signale d’emblée le mot camp placé à la fin du vers 1. L’arbre ici présenté comme réel et qui me rappelle d’ailleurs ceux qu’évoque Georges Didi-Huberman dans son remarquable petit livre, Écorces, paru en 2011 chez Minuit, n’en prend pas moins une dimension totalement fantasmatique. Mais qui vient éclairer de façon puissante la destinée de ces prisonniers imaginant la merveilleuse lumière de la vie qui descendant de l’arbre, puisant sa source bien au-delà et au-dessus des barbelés du camp, viendrait illuminer jusqu’aux profondeurs de la terre glaiseuse, à laquelle ils sont malheureusement promis. Je n'ai pu retrouver sur le net la toile de Miklos Bokor dont s’inspire ce texte. Mais m’aura surtout frappé dans les images que j’ai pu recueillir l’importance conférée par lui au mouvement de ses différentes figures. Mouvement qu’on retrouve bien ici dans ce poème où m’intéresse tout particulièrement, à propos de l’arbre, la façon dont Gilles Jallet opère cette très symbolique inversion, là encore d’une grande richesse de sens, entre le haut et le bas. Le ciel et la terre. L’arbre puisant ici sa vie à la rosée du ciel libre jusqu’à venir en nourrir ses plus profondes racines.
DANS LES TÉNÈBRES
il était un arbre dans le camp
un arbre qui venait d'en haut
de la rosée du ciel
et qui descendait jusqu'en bas
dans la graisse de la terre
il était un endroit secret
appelé l'arbre des deux camps
un endroit souterrain
Où les prisonniers la nuit en rêve
rencontraient l'image
d'un être merveilleux
tel un prince de l'apparition
marchant les bras ouverts
avec des ailes de cigogne
et brillant de sa propre lumière
sous la terre glaiseuse
il était un arbre dans le camp
avec deux cigognes
la mère qui habitait les sommets
enneigés du Liban
et sa fille qui descendait
dans l'ombremor
éclairer les souffrances de la nuit
Gilles Jallet (Utopiques, 2, La Spirale de l’histoire)
Plus singulier ou du moins plus directement personnel car relié d’étroite façon à la lutte que son auteur aura dû mener contre un cancer du sein diagnostiqué à l’âge de 36 ans, le poème de l’américaine Katie Farris par lequel se termine son livre intitulé Debout dans la forêt du vivant paru aux éditions Black Herald Press, est tout aussi « enraciné ». L’auteur y atteint son lecteur par le caractère bouleversant d’une expérience de fusion avec les forces débordantes autour d’elle du vivant. Ici, la précision des notations, tant en ce qui concerne les notations de couleurs, de formes que le caractère spécifique des appellations, témoigne pour commencer d’une attention réelle aux présences dynamiques, actives de tous les règnes de la nature. Jusqu’à ce que dans les deux dernières strophes, le poème livre sa pleine signification, l’auteur y opérant fantastiquement sa métamorphose en arbre, exprimant par là son sentiment que la vie est un grand Tout dont malgré toutes les épreuves et les mutilations que le livre aura évoquées, de façon parfois crue, son être propre reste indissociable.
Ce qui prendrait racine
Traversant une cathédrale de chênes
et de pins à cônes épineux, grondée par des écureuils
en noir sacerdotal, leurs cols blancs
que la force de leur réprimande fait frétiller,
je fus frappée simultanément, dans les deux yeux,
par des débris volants—pollen ou graines—
et dus m'appuyer à une roche
pour m'en défaire (du moins je le crus). C'était en mai,
c'était en mai, c'était en mai, et l'air embaumait
le pin et le lilas de Californie. Les écureuils
(i'en ai déjà parlé, etc.), et les lézards
dévalaient les flancs rocheux comme un mauvais présage.
Je voyais tout : les colibris à tête rousse
trempaient leur bec dans les capuchons rouges des penstémons
et moi, une rousse, j'entendais tout : un pic à tête rouge,
je ne connaissais pas son nom, il ne s'en vexa point.
Tout sentait la verdure : tout était vert, vraiment—
même le rouge était anti-vert, et bien que mes yeux
eussent mal de tout voir, je sentais le goût du granite
dans l'eau de source (ah oui, je bus à même le sol ; j'étais
déjà sauvage à cette époque, malgré les réprimandes des écureuils
qui tentaient de me convaincre que non). Je ne tardai pas à franchir
une colline ; la terre se déploya vertement pour moi et j'aurais
voulu avoir des graines à jeter dans ce vert, juste pour voir
ce qui prendrait racine. Mon œil droit ne voulait pas se fermer
face à cette vue (pourquoi l'aurait-il voulu ?) mais quand j'y portai
les doigts je sentis une brindille en émerger, et une autre sortir
de l'autre œil ; elles appartenaient à mon corps, je ne pus en douter—
elles étaient vivantes, énervées, saillantes. Je m'assis
et touchai les poils de ma nuque en comprenant
pour la première fois que ce n'était pas des poils, mais des racines.
Tout était tout : les brindilles dans mes yeux
goûtaient à la lumière du soleil par ma bouche, les racines aspiraient
le sel de ma sueur dans leur vide, et je n'avais plus faim.
Tout ; tout était vert ; les racines changèrent de place dans mon crâne
et je m'étendis sous mes propres branches. Je dus me tortiller un peu
pour trouver un endroit où poser ma tête : la roche était très dure
Et j'avais besoin d'un sol plus mou—oui, un endroit où le sommet
de mon crâne pourrait se détacher, pour fouiller la terre, pour boire.
Katie Farris (Debout dans la forêt du vivant, traduit par Sabine Huynh)
L’arbre porteur de vie c’est à la lettre ce que finalement nous dit le très beau poème d’Ariane Dreyfus qu’on trouve page 73 de son dernier livre, Le Double été, récemment paru, lui aussi, au Castor astral. Partant d’un film du cinéaste français Mikhaël Hers, Ce sentiment de l’été, mettant en lumière la façon dont peut se vivre la perte brutale d’un être cher, l’ouvrage d’Ariane Dreyfus tire vers une forme de fiction qui lui permet de mettre à distance le « je » narcissique, sans l’empêcher de se montrer dans l’approche qu’elle fait elle aussi des épreuves de la vie, remarquablement personnelle. Je ne commenterai pas ce très beau texte, intitulé AU PARC MONSOURIS (AVRIL) où de nouveau tant des profondeurs secrètes de l’humain communiquent depuis les racines jusqu’à la pointe des feuilles avec ce que j’ai presque envie d’appeler notre frère arbre, un arbre qu’Ariane Dreyfus a soin ici de personnaliser, de singulariser dès le titre et surtout le déictique du premier vers puis la sensible et souple description du tercet qui le suit. Dans un espace poétique fait de mots de plus en plus déracinés qui n’ont d’autre substance souvent que l’encre dont ils couvrent la page, il est heureux de pouvoir toujours lire des textes qui continuent de nous parler. Sans doute parce qu’ils ont vraiment des choses à nous dire. Sur l’Histoire, nos histoires, la force, le courage et l’absence de résignation qu’il nous faut continuer d’avoir face aux puissances mortifères qui menacent nos vies.
AU PARC MONTSOURIS (AVRIL)
Anders aime cet arbre et rester devant lui
Ramure plus belle des ombres que le soleil creuse
Deux branches inclinées ensemble vers le sol
La troisième presque lourde de son tohu-bohu de feuilles
Je me levais et déjà, parfois avant toi,
L'air de la chambre par la fenêtre ouverte
Je m'étirais debout, ce geste d'arbre et bouge en moi
Le corps que j'ai le mieux connu et donc il n'a pas disparu
Sur le banc où il est assis pour se regarder dans l'arbre
Ne pas tourner la tête vers Sasha
ElIe n'y est pas, et la main,
Ne pas l'allonger jusqu'à sa place habituelle
À côté de lui
Ce ne serait, à la seconde même, que gisants,
tremblements de feuilles mortes
dans la gorge
Les autres peuvent dire : elle n'est plus là, ne pas leur dire
Si, mais autrement
Depuis les racines jusqu'à la pointe des feuilles
Tout le bien qu'elle m'a fait et qui perdure
Pas une feuille qui ne soit de ce printemps
Si je reste tranquille,
Notre histoire se posera, même sur la plus petite des branches, elle osera
Elle n'a plus que moi à porter, et toi si légère
Ariane Dreyfus (Le double été)
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